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célèbres encore vivans, aucun d’eux ne s’inscrit, j’imagine, comme compétiteur sérieux du monarque actuel. Thomas Moore et Southey n’y songent nullement. Ce sont toujours de laborieux écrivains ; mais ce n’est ni d’ambition, ni de renommée qu’ils s’occupent, c’est de profit. Ils font de l’histoire, je crois, à l’heure qu’il est. Samuel Rogers et Thomas Campbell sommeillent fort paisiblement sur l’oreiller de leur réputation didactique. Et puis, ils ont vieilli les uns et les autres. Les uns et les autres, ils sont au bout de leur poésie. Oh ! oui, Wordsworth est bien le maître et le prince unique. Il règne à un double titre, et par l’originalité du génie et par la fécondité puissante. L’âge en lui n’a pas même refroidi la verve. Ses cheveux ont blanchi sans qu’une seule des feuilles de sa couronne ait été flétrie ou emportée. La source nouvelle qu’il a découverte et où il puise est intarissable. On dirait que la nature qu’il adore, et au sein de laquelle il a passé sa vie, a communiqué à son ame l’éternelle jeunesse. Après plusieurs années de silence, lorsqu’on croyait partout sa voix éteinte, voici qu’elle vient de faire entendre un chant aussi ferme et aussi plein qu’aucun de ses chants d’autrefois. Voici que, du fond de sa retraite, il vient de jeter au milieu du monde un livre de poèmes où se retrouvent toute la verdeur et toute la vitalité de ses premières productions.

Ce n’est pas chose aisée que de faire comprendre en France un écrivain que ses compatriotes eux-mêmes ne comprennent encore la plupart que sur parole. La publication du nouveau recueil de vers de Wordsworth nous avait toutefois engagé à entreprendre cette tâche. Mais ici l’homme devait surtout interpréter le poète. Tout examen de l’ouvrage voulait pour préliminaire indispensable quelques détails sur la personne et les habitudes de l’auteur. Or, ç’avait été vainement que nous les avions cherchés à Londres même. À Londres, on ne sait guère de lui que son amour des champs et le nom de sa solitude. Le dieu ne se communique point. Il ne descend pas du Mont-Rydal[1]. Il ne se mêle point à la foule ; il fuit le monde. Sa réputation, sinon sa gloire, a long-temps souffert de cette invincible répugnance que lui a toujours causée le séjour de la ville. — « Oh ! si ce sauvage voulait seulement passer six mois dans le quartier de Covent-Garden, bon Dieu ! — good God ! — que d’amis nous lui ferions ! » s’écriait souvent Hazlitt, l’un des premiers apôtres de ce génie long-temps méconnu. — En nous répétant ce mot du spirituel auteur de l’Esprit du Siècle, on nous avait renvoyé à son livre piquant de biographies contemporaines et au morceau qu’il

  1. Le Mont-Rydal est la résidence de Wordsworth.