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REVUE DES DEUX MONDES.

ROSEMBERG.

Continuez, de grâce, je me sens tout autre, et je bénis en moi-même le hasard qui m’a fait vous rencontrer dans cette auberge.

LE CHEVALIER.

Quand une fois vous aurez bien prouvé aux femmes que vous les méprisez avec la plus grande politesse et un respect infini, attaquez les hommes. Je n’entends pas par là qu’il faille vous en prendre à eux, tout au contraire ; n’ayez jamais l’air de vous occuper ni de ce qu’ils disent ni de ce qu’ils font. Soyez toujours poli, mais paraissez indifférent ; ne vous échauffez jamais dans une discussion ; laissez à chacun ses idées, mais tenez-vous pour persuadé qu’il n’y a de bon que les vôtres. Faites-vous rare, on vous aimera ; c’est un proverbe des Turcs. Par là, vous gagnerez un grand avantage : à force de passer partout en silence et d’un air dégagé, on vous regardera quand vous passerez. Que votre mise, votre entourage annonce un luxe effréné ; attirez constamment les yeux. Que cette idée ne vous vienne jamais, de paraître douter de vous, car aussitôt tout le monde en doute. Ne montrez pas en public la mesure de vos forces ; cela rend les gens tranquilles, fussiez-vous un Hercule. Enfin agissez-en ni plus ni moins que si le soleil et les étoiles vous appartenaient en bien propre, et que la fée Morgane vous eût tenu sur les fonts baptismaux. De cette façon, vous remplirez la seconde maxime : « vouloir, c’est pouvoir, » et vous passerez pour redoutable.

ROSEMBERG.

Que je vais m’amuser à la cour, et la belle chose que d’être un grand seigneur !

LE CHEVALIER.

Une fois agréé des femmes et admiré des hommes, seigneur étudiant, pensez à vous si vous levez le bras. Que votre premier coup d’épée donne la mort ; que votre premier désir donne l’amour. La vie est une pantomime terrible, et le geste n’a rien à faire ni avec la pensée ni avec la parole. Si la parole vous a fait aimer, si la pensée vous a fait craindre, que le geste n’en sache rien. Soyez alors vous-même. Frappez comme la flèche ; que le monde disparaisse à vos yeux ; que l’étincelle de vie que vous avez reçue de Dieu s’isole, et devienne un Dieu elle-même. Que votre volonté soit comme l’œil du linx, comme le museau de la fouine, comme la flèche du guerrier. Oubliez, quand vous agissez, qu’il y ait d’autres êtres sur la terre que vous et celui à qui vous avez affaire. Ainsi, après avoir coudoyé avec grâce la foule qui vous environne, lorsque vous serez arrivé au but, et que vous aurez réussi, vous pourrez y