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MATTEA.

point ainsi, dit Loredana ; il restera ici jusqu’à ce que sa soie puisse être emportée, et s’il la met en couleur ici, ce ne sera pas fait de si tôt. Néanmoins elle consentit à envoyer sa fille chez sa protectrice. M. Spada, cachant bien à sa femme qu’il avait donné rendez-vous à Abul pour le soir même, et se promettant de le recevoir sur la place ou au café, loin de l’œil de son Honesta, monta, en attendant, à la chambrette de sa fille, se vantant tout haut de la gronder, et se promettant bien tout bas de la consoler.

— Voyons, lui dit-il en se jetant tout haletant de fatigue et d’émotion sur une chaise, qu’as-tu dans la tête ? cette folie est-elle passée ? — Non, mon père, dit Mattea d’un ton respectueux, mais ferme. — Oh ! par le corps de la madone, s’écria Zacomo, est-il possible que tu penses vraiment à ce Turc ? T’imagines-tu de l’épouser ? Tu crois qu’on épouse un Turc comme ça, toi ? Et le salut de ton ame ? crois-tu qu’un prêtre l’admettrait à la communion catholique après un mariage turc ? Et ta liberté ? ne sais-tu pas que tu seras enfermée dans un harem ? Et ta fierté ? tu auras quinze ou vingt rivales. Et ta dot ? tu n’en profiteras pas, tu seras esclave. Et tes pauvres parens ? les quitteras-tu pour aller demeurer au fond de l’Archipel ? Et ton pays, et tes amis, et Dieu, et ton vieux père ? — Ici M. Spada s’attendrit, sa fille s’approcha de lui, lui baisa la main ; mais faisant un grand effort pour ne pas s’attendrir elle-même : — Mon père, dit-elle, je suis ici captive, opprimée, esclave, autant qu’on peut l’être dans le pays le plus barbare. Je ne me plains pas de vous, vous m’avez toujours été doux et débonnaire ; mais vous ne pouvez pas me défendre ; j’irai en Turquie, je ne serai point la femme ni la maîtresse d’un homme qui aura vingt femmes, je serai sa servante ou son amie, comme il voudra. Si je suis son amie, il m’épousera et renverra ses vingt femmes ; si je suis sa servante, il me nourrira et ne me battra pas. — Te battre, te battre ! par le Christ ! on ne te bat pas ici. — Mattea ne répondit rien, mais son silence eut une éloquence qui paralysa son père. Ils furent tous deux muets pendant quelques instans, l’un plaidant sans vouloir parler, l’autre lui donnant gain de cause sans oser l’avouer. — Je conviens que tu as eu quelques chagrins, dit-il enfin, mais écoute : ta marraine va t’emmener à la campagne, cela te distraira, personne ne te tourmentera plus, et tu oublieras ce Turc.