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ÉRASME.

était plus tolérante que leur ignorance ? Est-ce enfin qu’il y avait moins de péril pour eux à ce que le monde fût agité de dissensions religieuses, qu’à ce qu’il fût éclairé par la lumière des lettres anciennes, et remis dans la grande voie de la tradition grecque et latine ? Quoi qu’il en soit, Érasme les irritait surtout par sa gloire littéraire : ils attaquaient sa latinité comme trop étudiée pour ne pas cacher des piéges à la foi, et ils en parlaient devant le peuple comme d’une langue diabolique ; mettant à l’index, dans leurs chaires, ces livres charmans que tous les gens instruits de l’Europe lisaient avec enthousiasme, et dont il se faisait des éditions à vingt-cinq mille exemplaires. Érasme lui-même sentait bien que des deux haines qu’il inspirait aux moines, au double titre de réformiste mitigé et d’homme de lettres plein de gloire, la plus vive s’adressait à l’homme de lettres, et que si ses ennemis pouvaient bien se contenter de mettre au feu ses livres de controverse religieuse, ils auraient volontiers demandé le fagot pour l’auteur lui-même des ouvrages littéraires. La vraie querelle, dit-il en mille endroits de ses ouvrages, c’est celle qu’on fait aux lettres ; les vrais ennemis, ce sont les anciens qu’on veut faire rentrer dans leurs tombes ; le fond de la guerre religieuse, c’est une guerre de l’ignorance contre la lumière de l’antiquité.

Quel beau rôle c’était que le rôle littéraire d’Érasme ! Que l’écrivain avait de grandeur alors ! Plus respecté des peuples que le prêtre lui-même, plus écouté, plus obéi, il avait toute l’Europe pour patrie, et il parlait à une république universelle dans une langue encore maîtresse du monde ! Quand on vit dans une époque de littérature malheureusement individuelle, où l’écrivain n’est l’organe que de soi, et a également peur de penser comme le public et d’écrire dans la même langue, où les peuples ne sont attirés vers l’homme de lettres que par une vaine curiosité, et ne le prisent plus que par ce qu’il vaut et non par ce qu’il fait, on est frappé d’admiration pour ce grand mouvement littéraire de l’époque d’Érasme, pour ce concours universel de tous les écrivains de tous les pays à une œuvre commune, œuvre de renaissance plutôt que de création, œuvre de débrouillement plutôt que de génie, mais d’où sont sorties les trois grandes littératures de l’Europe occidentale, la littérature anglaise, l’allemande, et la