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commune trouvait insuffisant. Le marchand en écrivit à ses commettans, lesquels l’autorisèrent à acquérir la statue au prix qu’on en voudrait. Mais sur l’entrefaite les autorités de Rotterdam se ravisèrent ; on persuada au peuple qu’Érasme, quoique clerc, n’était ni un saint, ni un diseur de messes, et que sa statue ne voulait ni adorations ni prières ; on décida que la statue ne serait point vendue, mais replacée sur son piédestal, ce qui fut exécuté quelque temps après. On verra plus tard les causes de l’empressement de Bâle pour avoir cette statue.

Le nom d’Érasme, il faut le dire, est bien tombé, tombé même au-dessous de ce qu’il vaut ; car Érasme fut un homme très supérieur, lequel, à ne le regarder que comme écrivain, eut la mauvaise fortune de vivre dans un pays qui n’avait pas encore un idiome indigène arrivé à l’état de langue littéraire. Il a écrit d’admirables choses dans un langage mort : de là la première cause d’un si triste retour de fortune ; la langue d’Érasme étant une langue d’érudition, Érasme n’est plus un grand écrivain que pour les érudits.

Mais de son vivant, et plus d’un siècle après sa mort, Érasme fut un des plus grands noms de l’Europe intellectuelle. Les villes se disputaient, comme pour Homère, l’honneur de sa naissance. L’illustre Bayle, si grave, si solide, si juste appréciateur des titres littéraires, n’établit-il pas une comparaison très sérieuse entre la destinée d’Homère, lequel ne fut connu que long-temps après sa mort, et ne put avoir dans toute la Grèce, dont il avait chanté les glorieuses origines, un lieu de naissance authentique, et celle d’Érasme, connu et admiré pendant sa vie, qui eut le privilége de naître, au vu et su de tout le monde, dans une ville « qui a compris de bonne heure ses intérêts, dit Bayle, et a tellement affermi, pendant que les choses étaient fraîches, les titres de sa possession et la gloire qui lui revient d’être la patrie de ce grand homme, qu’on ne peut plus rien lui disputer sur ce sujet ? » La dispute, en effet, ne pouvant porter sur le fait de sa naissance, à cause des preuves incontestables que Rotterdam pouvait exhiber en faveur de son droit et de son privilége, elle porta, le croirait-on ? sur le fait de la conception ! La petite ville de Tergou, voisine de Rotterdam, réclamait l’honneur d’être le lieu où