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ce que les États-Unis n’ont jamais donné, une poésie vivante et véritable, qui rafraîchisse nos ames, et nous porte vers une croyance digne de nous. Les choses positives semblent être la seule passion d’un siècle sans Dieu ; mais si l’on y regarde de près, on reconnaît bien vite qu’elles ne nous suffisent plus. Qui ne s’est arrêté devant ces essais de religion, ces fièvres de progrès, ces monomanies de régénération artistique, dont notre époque fait justice, souvent avec une rigueur si injuste ? Qui n’attend chaque jour, avec une ironie à demi sincère, l’apparition d’un Mahomet ou d’un Bonaparte ? Qui ne s’est dit souvent, dans ses heures d’isolement et de réveil intérieur : Voici venir une grande et très grande chose, que je ne puis définir, mais que je pressens bien ; je ne mourrai pas sans avoir salué l’époque qui va naître : j’y crois d’avance, d’avance j’aime sa pensée infinie, son langage digne de sa pensée ; je la prends telle qu’elle sera, dût-elle être trop belle ; je m’abandonne à ce Dieu qui nous arrive, et par qui nos ames recouvreront les droits que la matière avait usurpés ? S’il est vrai que nous ayons ces besoins, que pourrait faire pour nous la société américaine ?

Cependant l’esprit mercantile nous presse ; et c’est lui qui a usé en Amérique toute inspiration ; l’individualisme y est d’autant plus profond, qu’il se cache sous des formes politiques extrêmement larges, et l’obstination avec laquelle l’Américain nous les vante, n’est pas la moindre preuve de leur inutilité.

L’art ne nous est-il pas nécessaire comme le pain ? Et que feront les arts d’une société sans ressort et sans élan moral, d’une société où le plus vif intérêt sera de créer un nouveau canal et de renverser le parti Jackson ou le parti de la banque, d’une société qui ne connaît de passions que les deux passions les plus tristes et les plus infécondes, celle de l’intérêt et celle des factions politiques ? Vices et vertus, tout, dans une société ainsi bâtie, se trouve contraire au génie des arts. Les grandes existences commerciales, en accumulant la fortune dans certaines mains, en faisant, pour ainsi dire, de grands lacs d’argent au milieu de la société, semblent entraîner la nécessité du luxe, et par conséquent ce besoin du superflu, cet éclat de mœurs, cette splendeur de la vie matérielle, favorable à la peinture, à la musique, à la poésie. Mais les grandes existences dont nous parlons se trouvent en face d’une démocratie