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la raison, non par la violence, mais par l’élévation des idées. Ce n’est pas assez pour un peuple d’être matériellement riche, il ne doit sa vraie grandeur qu’à l’intelligence, développée dans les produits de l’esprit et dans ceux des arts.

Voyez un peu ce qui est arrivé. L’Amérique est la reine de l’industrie. Une si grande nation, et pas de poésie ! Il s’est élevé des écrivains honorables, mais dont aucun ne pouvait créer. Ces hommes honnêtes et vulgaires dans leurs idées, quoique ayant d’ailleurs ce qu’on appelle du talent, se sont donné une peine infinie pour trouver un maître, et parfois ils s’imaginèrent qu’ils le tenaient enfin. Ils firent du Shakspeare, du Dante, du Voltaire ; ils furent aussi peu Américains que possible, sans devenir pour cela Anglais, Italiens ou Français. D’autres, plus fiers, se cantonnèrent dans leur Amérique, et voulurent à tout prix qu’elle fût inspiratrice ; mais cette obstination n’aboutit qu’à prouver la stérilité du sujet. Il y eut des romans estimables, des poèmes parfaitement moraux, et je ne sais quoi encore de malheureusement irréprochable, mais tout cela ne fit point une littérature. La multitude et l’incohérence de ces efforts constituèrent une sorte de protestantisme littéraire, assez analogue au protestantisme religieux, par lequel les États-Unis sont presque tout ce qu’ils sont. L’art américain, divisé par la nature des choses, alla se subdivisant de plus en plus, pour tomber enfin dans une anarchie incurable. Et les États-Unis, après de belles actions accomplies, n’ont eu ni poésie ni littérature, c’est-à-dire ni grand élan d’ame, ni physionomie propre.

Je suis effrayé d’une telle remarque, et je voudrais pouvoir la rétracter. Dire d’un peuple qu’il est froid et indéfinissable, c’est lui refuser la vie, la puissance, donner gain de cause à tous ses détracteurs passés ou futurs. Mais l’avenir reste : il est immense. Cette nation, ou plutôt ces nations, n’ont point leur poésie et leur littérature. Dans les faits littéraires, il y a moins de hasard que dans les faits historiques. Les derniers ont souvent un caractère mobile, singulier, bizarre, qui résiste à la philosophie de l’observateur, et lui refuse éternellement son secret : avec toute la sagacité du monde, on ne voit pas toujours la vraie cause d’une guerre, d’une émeute, d’un acte diplomatique ; mais le mouvement littéraire d’un peuple répond exactement au caractère de ce peuple, à sa re-