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DE LA LITTÉRATURE AUX ÉTATS-UNIS.

estimable qui vend le plus cher possible, achète au meilleur marché possible, hasarde peu, dote sa fille, met ses affaires en ordre et meurt. N’oublions rien ; il appartient à la garde civique, et (si le cas échet) à la garde nationale ; c’est là son héroïsme, hélas ! peu coûteux et qui se résume en quelques gardes montées. Tout au plus, s’il est membre d’un conseil de discipline, exercera-t-il sur ses concitoyens une sévérité de Brutus.

Mais la société américaine existe, et n’a pas de poésie originale. C’est une littérature de reflet ; un tel malheur n’était arrivé à aucun peuple.

Toutes les nations d’Europe, malgré les influences qui les ont dominées, sont devenues mères d’une littérature à part. Nous sommes les fils des Grecs et des Romains. Les Espagnols et les Anglais ont reçu l’influence arabe et gothique, l’influence teutonique et saxonne. Cependant ces peuples possèdent une sève littéraire très marquée, très distincte, et qui a donné de curieux produits. Quant aux États-Unis, rien de tel. Ce peuple a prouvé sa grandeur ; il a ses lettres de noblesse, il marche en tête des peuples libres ; il est fort, persévérant, hardi, intelligent ; il commence à balancer l’Europe ; on tourne les yeux vers lui ; l’Europe, dans sa vieillesse, est tentée de demander conseil à cette contrée nouvelle. L’Union américaine a de belles villes, des havres magnifiques, un commerce florissant, des navires admirables, et point de littérature. Elle a une société et une civilisation animées, qui doivent produire des contrastes, des intérêts, des passions, des caractères complexes. La nouveauté inouie de cette civilisation doit ajouter à la nouveauté de ces caractères même ; et cependant la Muse ne se montre pas, et l’inspiration n’est pas née !


Je m’arrête sur cette observation, parce que le mouvement social qui nous entraîne n’est pas sans analogie avec le mouvement américain. Et pendant que tout nous porte vers les habitudes commerciales et bourgeoises, l’art, qui paraît prévoir sa décadence, se rue avec fureur, si j’ose le dire, dans toutes les orgies qu’il peut inventer. Il marche à rebours de la société réelle. La société réelle est terre-à-terre ; l’art se déguise en corybante. C’est un malheur. La mission de l’art doit être aujourd’hui de ramener les peuples à