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DE LA LITTÉRATURE AUX ÉTATS-UNIS.

des mariages, conclus dès l’adolescence, se perpétuent sans orage et sans passion jusqu’à la dernière vieillesse ; des spéculations heureuses ou malheureuses font et détruisent les fortunes ; une activité digne d’estime entraîne tous les citoyens ; un mouvement politique dont la ferveur s’exhale en pamphlets et en journaux occupe les esprits ; enfin une prospérité financière et industrielle, que la raison approuve, et qui n’est cependant que la première assise de la civilisation, prépare l’avenir de ce monde nouveau.

Une teinte pâle et morne se répand sur la poésie. Sa douceur monotone fatigue l’oreille, sa langueur inanimée assoupit l’ame en la berçant de pensées plus communes que mélancoliques. Chaque vers semble un écho affaibli de quelque poésie étrangère ; chaque idée, un souvenir emprunté à la vieille Europe. D’imitation en imitation, d’emprunt en emprunt, vous parcourez ainsi toute une forêt de stances, de vers rimés ou non rimés ; et votre ame n’a conservé aucune impression puissante ; elle ne s’est point émue dans ses profondeurs. Quelquefois les plus heureux entre ces poètes parviennent à faire naître un recueillement religieux, une pieuse rêverie. C’est le seul sentiment vrai et contagieux que cette poésie renferme, que cette civilisation suppose : mais ce sentiment n’étant pas combattu par des passions ardentes, manque d’intérêt dramatique ; une fois que le poète a élevé son ame à Dieu, il n’a plus rien à dire. Il chante la noblesse et la puissance du Créateur ; puis il se tait. Il a aussi des hymnes (tels que je les ai répétés) en l’honneur du foyer domestique, mais sans beaucoup d’énergie ; il ne craint rien pour ce foyer, ni la guerre étrangère, ni la guerre civile, ni la famine, ni les incursions des sauvages, ni les volontés du tyran. Ses fils seront élevés pour le commerce ou l’agriculture ; il ne redoute pour eux aucune des séductions terribles que fait naître notre civilisation européenne. Il est trop paisiblement heureux, trop facilement moral par tempérament et par habitude ; sa destinée marche avec une simplicité trop grave. Il n’a pas même le loisir de se créer ces douleurs de mélancolique rêverie, ces douleurs voluptueuses dont nous connaissons toute l’amertume et toute la sensualité, ces peines raffinées qui sont des tristesses de luxe. L’état social dans lequel il vit l’oblige à l’activité la plus constante ; tout ce qui l’entoure partage cette activité ; les routes se creusent ; les rainures se