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PORTRAITS DE ROME.

Ce qui est peut-être encore plus singulier, c’est de voir le Poussin passer quarante ans à Rome, occupé sans cesse à contempler cette physionomie des ruines et de la campagne romaine, dont l’imitation a donné à ses paysages leur grand caractère historique, et dans sa correspondance ne pas faire une seule allusion à ce que son pinceau se plaisait tant à reproduire. Le peintre seul a compris et rendu Rome, l’homme n’en parle point et ne semble pas y penser ; il écrit affaires, il exprime quelques idées remarquables sur la théorie de son art, mais pas une phrase sur l’aspect de Rome. J’aime cette simplicité, cette retenue naturelle d’un grand artiste, qui ne fait point l’écrivain, qui ne veut être qu’artiste, et ne parle de ce qu’il voit que dans sa langue, comme si le langage vulgaire des hommes était une profanation, comme s’il ne consentait à traduire ses impressions que par les merveilles de son art, et dédaignait d’écrire autre chose sur Rome qu’un paysage sublime. Les détails intimes, prosaïques même, qu’il livre au papier, m’émeuvent d’autant plus. Comme j’aime à lire dans le journal d’Albert Durer des détails sur les hôtes qui l’hébergent, et qu’il paie ordinairement par un portrait, plutôt que des descriptions pompeuses des paysages et des cathédrales du Rhin ! Poussin me toucherait moins s’il entretenait ses amis des horizons romains, qu’en écrivant à M. de Chanteloup cette triste lettre, dans son vieil âge, veuf et délaissé : « Après avoir, pendant neuf mois, gardé dans son lit ma pauvre femme, malade d’une toux et d’une fièvre d’éthisie, qui l’ont consumée jusqu’aux os, je viens de la perdre. Quand j’avais le plus besoin de son secours, sa mort me laisse seul, chargé d’ennui, paralytique, plein d’infirmités de toutes sortes, étranger et sans amis, car dans cette ville il ne s’en trouve point… Me voyant dans un semblable état, lequel ne peut durer long-temps, j’ai voulu me disposer au départ : j’ai fait pour cet effet un peu de testament, par lequel je laisse plus de dix mille écus de ce pays à mes pauvres parens qui habitent aux Andelys. Ce sont gens grossiers et ignorans qui, ayant, après ma mort, à recevoir cette somme, auront grand besoin du secours et de l’aide d’une personne charitable… Je m’assure, d’après l’expérience de votre bonté, que vous ferez volontiers pour eux ce que vous avez fait pour votre pauvre Poussin pendant l’espace de vingt-cinq ans… » En lisant ces paroles