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REVUE DES DEUX MONDES.


— Qu’est-ce que cela ? demanda Tanguy avec terreur,

— C’est le sonneur des ames, dit Coatmor[1] ; il est venu nous surprendre comme la mort au milieu de la joie et des espérances, pour nous avertir que ceux qui sont dans les cimetières lèvent maintenant leurs tombes en attendant les prières.

S’il y en a parmi vous, ajouta-t-il, qui ont quelqu’un qu’ils aiment dans le purgatoire, ils n’ont qu’à se mettre à genoux avec moi. — Voici un innocent[2] qui demandera pardon à Dieu pour les ames en peine.

Tous les buveurs s’agenouillèrent, et il se fit un grand silence ; on entendait au-dehors le vent qui soufflait dans les toits anguleux et qui faisait grincer la poulie de fer du puits banal ; la cloche du sonneur des ames tintait au loin, et son cri monotone arrivait par raffales, avec le bruit confus des moulins et des cascades. Tout à coup, au milieu de ces mille rumeurs funèbres, la voix de l’idiot s’éleva douce, triste et suave ; elle psalmodiait le de profundis pour le repos des âmes de ceux qui étaient morts.

§ v.
Conclusion.

Peu d’années après la scène que nous venons de rapporter, la Bretagne était en feu, et l’effort de nationalisation, qu’Abalen avait annoncé, était tenté par elle. La ligue, cette croisade religieuse dont les communes avaient fait si vite un mouvement républicain, la ligue avait pris en Bretagne un caractère tout spécial d’insurrection populaire. Un ambitieux secondaire, espèce de rognure des Guise, Mercœur, s’était mis à la tête des turbulences bretonnes, et il s’efforçait de rajuster les débris du trône ducal. Mais trop d’élémens inconciliables travaillaient alors notre province, pour qu’il pût les atteler utilement à son ambition. Le peuple et la noblesse tiraient en sens inverse. Le premier, lassé du bat féodal, avait décidément pris le mors aux dents, et faisait tous ses efforts pour se débarrasser du cavalier qui l’écrasait depuis six cents ans. La seconde,

  1. Dans toutes les villes du pays de Tréguier, on avait conservé, jusqu’à la révolution de 1789, l’usage de faire parcourir les rues par une espèce de watchman chargé de demander des prières pour les morts. On appelait en breton ce sonneur de nuit le sonneur des âmes.
  2. Innocent est le nom donné en breton aux idiots. Nos paysans les regardent comme spécialement agréables à Dieu, par l’impossibilité dans laquelle ils sont de mal faire ; aussi font-ils grand cas de leurs prières.