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parce que cela leur épargne la peine de soigner les bœufs à l’étable. Moi, je n’aime pas ces champs d’épines et de ronces où les moutons laissent plus de laine qu’ils ne trouvent de pâture. J’ai déjà mis la moitié de celui-là en froment, et l’année prochaine, je vous ferai retourner le reste ; les métayers diront ce qu’ils voudront, il faudra bien qu’ils m’obéissent.

— Certainement, si vos prairies à l’anglaise vous donnent assez de fourrage pour nourrir les bœufs au-dedans toute l’année, vous n’avez pas besoin de pâturaux. Mais est-ce de la bonne terre ?

— Si c’est de la bonne terre ! une terre qui n’a jamais rien fait ! N’as-tu pas vu sur ma cheminée des brins de paille ?

— Parbleu oui, des tiges de froment qui ont cinq pieds de haut.

— Eh bien ! c’étaient les plus petits. Dans tout ce premier blé, les moissonneurs étaient debout dans les sillons, aussi bien cachés qu’une compagnie de perdrix.

— Diable ! mais c’est une dépense, que de retourner un pâtural comme celui-là.

— C’est une dépense qui prend trois ans du revenu de la terre. — Peste ! je ne recule devant aucun sacrifice pour améliorer mon bien.

— Ah ! dit Joseph avec un grand soupir, qu’André est coupable de mécontenter un père comme le sien ! Il sera bien avancé quand il aura retiré son héritage des mains habiles qui y sèment l’or et l’industrie, pour le confier à quelque imbécille de paysan qui le laissera pourrir en jachères !

Le marquis tressaillit de nouveau et marcha quelque temps les mains croisées derrière le dos et la tête baissée. — Tu crois donc qu’André aurait cette pensée ? dit-il enfin d’un air soucieux.

— Que trop ! répondit Joseph avec une affectation de tristesse laconique. — Heureusement, ajouta-t-il après cinq minutes de marche, que son héritage maternel est peu de chose.

— Peu de chose ! dit le marquis, peste ! tu appelles cela peu de chose ! un bon tiers de mon bien, et le plus pur, le plus soigné !

— Il est vrai que ce domaine est un petit bijou, dit Joseph ; des bâtimens tout neufs.

— Et que j’ai fait construire à mes frais, dit le marquis.

— Le bétail superbe ! reprit Joseph.