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ANDRÉ.

voisins fussent là pour me dire si ce que je tiens là est une chouette ou un oison.

Cette aimable plaisanterie fit rire aux éclats le marquis triomphant.

— Dis-moi, Joseph, est-ce le seul lièvre que tu aies vu sur la commune ?

— Ils étaient trois ensemble, répondit Joseph sans hésiter. Je crois bien que j’en ai blessé un qui ne s’en vantera pas.

— Ils étaient trois ! dit le marquis enchanté.

— Trois, qui se promenaient comme de bons bourgeois dans la Marsèche de Lourche. Il y a une mère certainement ; je l’ai reconnue à sa manière de courir. Elle doit être pleine.

— Ah ! jamais lièvres ne multiplieront sur les terres du marquis ! dit M. de Morand d’un air goguenard, en se frottant les mains. Et dis-moi, Joseph, tu n’as pas tiré sur la mère ?

— Plus souvent ! Je sais le respect qu’on doit à la progéniture. Ah ! par exemple, nous lâcherons quelques coups de fusil à ces petits messieurs-là dans six mois, quand ils auront eu le temps d’être papa et maman à leur tour.

— Oui, s’écria le marquis, je veux que nous fassions un dîner avec tous les voisins ; et pour les faire enrager, on n’y servira que du lièvre tué sur les terres de Morand.

— Premier service, civet de lièvre, s’écria Joseph ; rôti, râble de lapereau ; entremets, filets de lièvre en salade, pâté de lièvre, purée, hachis… Les convives seront malades de colère et d’indigestion.

En réjouissant son hôte par ces grosses facéties, Joseph arriva avec lui au château. Le dîner fut bientôt prêt. Le fameux lièvre, qui peut-être avait passé son innocente vie à six lieues des terres du marquis, fut trouvé par lui savoureux et plein d’un goût de terroir qu’il prétendait reconnaître. Le marquis s’égaya de plus en plus à table, et quand il en sortit, il était tout-à-fait bonhomme et disposé à l’expansion. Joseph s’était observé, et tout en feignant de boire souvent, il avait ménagé son cerveau. Il fit alors en lui-même une récapitulation du plan territorial de Morand. Élevé dans les environs, habitué depuis l’enfance à poursuivre le gibier le long des haies du voisin, il connaissait parfaitement la topogra-