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peuple au moment où il croit la saisir ; il s’échauffe à la recherche de ce bien, d’autant plus précieux qu’il est assez près pour être connu, assez loin pour n’être pas goûté. L’incertitude du succès l’irrite et l’aigrit. Tout ce qui le dépasse alors par quelque endroit, lui paraît un obstacle à ses désirs, et il n’y a pas de supériorité si légitime dont la vue ne fatigue ses yeux.

Quoique le peuple américain n’ait point de haine pour les classes élevées, il se sent peu de bienveillance pour elles et les tient ordinairement en dehors du pouvoir. Il ne craint pas les grands talens ; seulement il les goûte peu. En général, on remarque que tout ce qui s’élève sans son appui, obtient difficilement sa faveur. Or, dans les démocraties où le souverain est abordable de toutes parts, et où il ne s’agit que d’élever la voix pour arriver à son oreille, on rencontre beaucoup plus de gens qui cherchent à spéculer sur ses faiblesses que dans les monarchies absolues. Sous ce rapport, la démocratie met l’esprit de cour à la portée du grand nombre.

Il n’y a pas de pays où il règne moins d’indépendance d’esprit et plus de véritable liberté de discussion qu’en Amérique. La majorité trace un cercle formidable autour de la pensée. Au dedans de ces limites, l’écrivain est libre, mais malheur à lui, s’il ose en sortir ! Ce n’est pas qu’il ait à craindre un auto-da-fé, mais il est en butte à des dégoûts de tous les jours. La majorité vit dans une perpétuelle adoration d’elle-même ; elle peut tout et se croit infaillible. Aucun écrivain ne peut échapper à l’obligation de l’encenser. C’est une des raisons du petit nombre d’hommes remarquables que l’on rencontre sur la scène politique.

D’un autre côté, la difficulté que trouve le gouvernement à vaincre les passions et à faire taire tous les besoins du moment en vue de l’avenir, se remarque dans les moindres circonstances. L’autorité qui fait les lois, étant revêtue d’un souverain pouvoir dont l’usage lui est souvent tracé par les mandats impératifs de la majorité électorale, peut se livrer rapidement à ses désirs, et tous les ans on lui donne d’autres représentans, c’est-à-dire qu’on a adopté précisément la combinaison qui favorise le plus l’inconstance de la démocratie dans ses affaires les plus importantes. Ainsi, les écrits d’Hamilton de Madisson, et de Jefferson lui-même, attestent que l’omnipotence, en même temps que l’instabilité des diverses législatures, sont un des plus grands dangers de l’Union.

Les pauvres de l’Amérique peuvent paraître très riches, comparés à ceux de l’Europe. Cependant, comme dans tous les pays, ce sont les Américains vivant au jour le jour qui forment la majorité, et chez eux, cette majorité gouverne. Quand les citoyens de la dernière classe font ainsi la