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LETTRES D’UN VOYAGEUR.

innocent despotisme de dévouer mes jours à des amusemens frivoles où se sont long-temps éteints le souvenir et l’amour du bien ; car j’avais été honnête autrefois, sais-tu bien cela, Éverard ? Ceux d’ici te le diront : c’est de notoriété bourgeoise dans notre pays ; mais il y avait peu de mérite, j’étais jeune, et les funestes amours n’étaient pas éclos dans mon sein. Ils y ont étouffé bien des qualités ; mais je sais qu’il en est auxquelles je n’ai pas fait la plus légère tache, au milieu des plus grands revers de ma vie, et qu’aucune des autres n’est perdue pour moi sans retour Ainsi, je réponds à la question que tu m’adressais l’autre jour : Est-ce par impuissance ou par indifférence que tu tardes à être bon ? — Ni l’un ni l’autre ; c’est que j’ai été détourné de ma route, emmené prisonnier par une passion dont je ne me méfiais pas, et que je croyais noble et sainte. Elle l’est sans doute ; mais je lui ai laissé prendre trop ou trop peu d’empire sur moi. Ma force virile se révoltait en vain contre elle : une lutte affreuse a dévoré les plus belles années de ma vie, je suis resté tout ce temps dans une terre étrangère pour mon ame, dans une terre d’exil et de servitude, d’où me voici échappé enfin, tout meurtri, tout abruti par l’esclavage et traînant encore après moi les débris de la chaîne que j’ai rompue et qui me coupe encore jusqu’au sang, chaque fois que je fais un mouvement en arrière pour regarder les rives lointaines et abandonnées. Oui, j’ai été esclave ; plains-moi, homme libre, et ne t’étonne pas aujourd’hui de voir que je ne peux plus soupirer qu’après les voyages, le grand air, les grands bois et la solitude. Oui, j’ai été esclave, et l’esclavage, je puis te le dire par expérience, avilit l’homme et le dégrade. Il le jette dans la démence et dans la perversité ; il le rend méchant, menteur, vindicatif, amer, plus détestable vingt fois que le tyran qui l’opprime ; c’est ce qui m’est arrivé, et dans la haine que j’avais conçue contre moi-même, j’ai désiré la mort avec rage, tous les jours de mon abjection.

Cependant je suis ici, et j’y suis avec une flèche brisée dans le cœur ; c’est ma main qui l’a brisée, c’est ma main qui l’arrachera, car chaque jour je l’ébranle dans mon sein, ce dard acéré, et chaque jour, faisant saigner ma plaie et l’élargissant, je sens avec orgueil que j’en retire le fer et que mon ame ne le suit pas. Ce n’est donc pas un incurable et un infirme qui est là devant toi ;