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LETTRES D’UN VOYAGEUR.

et l’abondance de tes pensées ne m’ont jamais occupé. Ce qui m’a touché et convaincu, c’est ce que je t’ai entendu dire, ce que je t’ai vu faire de plus simple, une parole douce et triviale au milieu de la plus vive exaltation, une familiarité brusque et chaste, une exquise pureté dans toutes les expressions et dans tous les sentimens. On ne peut pas inventer de plus folle calomnie contre toi, que l’accusation de cupidité. Je voudrais bien que tes ennemis politiques pussent me dire en quoi l’argent peut être désirable pour un homme sans vices, sans fantaisies, et qui n’a ni maîtresses, ni cabinet de tableaux, ni collection de médailles, ni chevaux anglais, ni luxe, ni mollesse d’aucun genre ? C’est beaucoup, Éverard, c’est presque tout à mes yeux maintenant que l’absence de vices. C’est de cela qu’on ne peut pas douter, tandis que les qualités peuvent se parer de tant de noms qui ne leur appartiennent pas ! Mais qui peut suspecter la sobriété tranquille avec laquelle une organisation forte use des biens de la vie ? De quelle équivoque, de quelle hypocrisie ont jamais besoin les obscures vertus domestiques ?

Tu me parlais de l’immense organisation de Mirabeau, toute pétrie de vices et de vertus. Je ne suis pas assez enthousiaste de la bigarrure pour trouver la statue de diamant et de boue plus belle et plus imposante que la statue d’or pur. Mon ami Henri Heine a dit, en parlant de Spinosa : « Sa vie privée fut exempte de blâme, elle est demeurée pure et sans tache comme celle de son divin parent Jésus-Christ. » Ces simples paroles me font aimer Spinosa. C’est par là seulement sans doute que mon faible cerveau eût pu mesurer sa grandeur. Il y a aussi en toi, mon cher frère, un côté que je ne connais pas, parce que mon intelligence, paresseuse ou impuissante, n’a pénétré dans aucune science. Je comprends ce que tu es, et non ce que tu fais. Je vois le mécanisme de cette belle machine à idées ; mais la valeur et l’usage de ses produits me sont inconnus et indifférens. Je vois que le mot de vertu en est le levier formidable, et je sais que ce mot a un sens toujours un et magnifique, quelle qu’en soit l’application ; abnégation et sacrifice éternel de toutes les satisfactions vulgaires de l’esprit ou des sens à une satisfaction suprême et divine ; consécration d’une existence humaine au culte d’une volonté vaste et intelligente qui en