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AU-DELÀ DU RHIN.

tée par une de ces voix sans caractère et sans sexe, qu’à peine on entend encore à Rome : quel tact ! un castrat pour des oreilles saxonnes ! dans la patrie de Luther !

Nulle part la pensée ne pourrait trouver plus d’alimens que dans Leipsig. Le commerce, la science et la guerre y tiennent toujours l’esprit actif par leurs occupations et leurs souvenirs. Toutes les nations envoient des représentans à Leipsig : la Russie, l’Angleterre, la Turquie, la Pologne, la France. On y apporte tous les fruits du travail et de l’industrie pour les échanger. Au nouvel an, à la Saint-Michel, à Pâque, les commerçans de tous pays se rencontrent. Cependant la ville est riante et joyeuse ; elle fête ses hôtes avec empressement, on y spécule en se divertissant ; les plaisirs viennent s’offrir au milieu de tous les trafics ; on les achète aussi. La science tient son bazar dans Leipsig ; elle y entasse ses conceptions, ses rêveries, ses pauvretés, ses richesses ; elle y accouple la philosophie et le roman, l’histoire, le mysticisme, la chimie, l’apologie du despotisme, la défense de la liberté ; c’est le produit brut de l’esprit humain associé au coton et au café. La ville possède une université, et n’a pas toujours assez de place pour loger ensemble les écoliers et les marchands. La science et le commerce se disputent le terrain. Enfin l’histoire vivante, cette large biographie des grands peuples et des grands hommes, déroule là ses pages qui sont des champs de bataille. D’abord, à cinq lieues de Leipsig, tomba Gustave-Adolphe, il y a deux siècles. À Bautzen, Napoléon vainquit encore, presque pour la dernière fois ; victoire indécise, n’ayant plus le front radieux et l’œil étincelant, dernière condescendance de la fortune, qui enfin, le 18 octobre, à Leipsig, se tourna contre nous avec autant de promptitude que le canon des Saxons. L’Allemagne fut un moment incrédule au bruit de sa propre victoire ; elle n’osait se fier à la renommée, tant il lui semblait difficile de surmonter Napoléon. Enfin elle se leva dans l’ivresse de la vengeance et de la certitude ; elle se précipita sur les pas de l’homme qui gardait son génie, mais qui perdait son bonheur. Mais l’Allemagne a-t-elle recueilli toute la moisson due à ses efforts et à son sang ? elle a sauvé son indépendance, mais a-t-elle trouvé la liberté ? Dieu et les rois lui doivent encore la moitié de son salaire.