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ANDRÉ.

rougissait au contraire, et cachait ce penchant sous une affectation d’incrédulité philosophique ; mais son imagination, moins forte que son orgueil, ne pouvait étouffer les terreurs de son enfance, et surtout le souvenir du passage de la grand’bête dans la métairie, où il était resté six ans en nourrice. La grand’bête apparaît tous les dix ans dans le pays, et sème l’effroi de famille en famille. Elle s’efforce de pénétrer dans les métairies pour empoisonner les étables et faire périr les troupeaux. Les habitans sont forcés de soutenir, chaque soir, une espèce de siége, et c’est avec bien de la peine qu’ils parviennent à l’éloigner, car les balles de fusil ne l’atteignent point, et les chiens fuient, en hurlant, à son approche. Au reste, la bête, ou plutôt l’esprit malin qui en emprunte la forme, est d’un aspect indéfinissable : plusieurs l’ont portée toute une nuit sur leur dos (car elle se livre à mille plaisanteries diaboliques avec les imprudens qu’elle rencontre dans les prés, au clair de la lune) ; mais nul ne l’a jamais vue distinctement. On sait seulement qu’elle change de stature à volonté. Dans l’espace de quelques instans, elle passe de la taille d’une chèvre à celle d’un lapin, et de celle d’un loup à celle d’un bœuf ; mais ce n’est ni un lapin, ni une chèvre, ni un bœuf, ni un loup, ni un chien enragé, c’est la grand’bête ; c’est le fléau des campagnes, la terreur des habitans, et le triste présage d’une prochaine épidémie parmi les bestiaux.

Joseph se rappelait, malgré lui, toutes ces traditions effrayantes ; mais s’il n’avait pas l’esprit assez fort pour les repousser, du moins il se sentait assez de courage et le bras assez prompt pour ne jamais reculer devant le danger.

Il s’étonnait de ne point trouver Geneviève au lieu qu’elle lui avait indiqué, lorsqu’un bruit de chaînes lui fit brusquement tourner la tête, et il vit, à trois pas de lui, une vague forme de quadrupède, dont la longue face pâle semblait l’observer attentivement. Le premier mouvement de Joseph fut de lever le manche de son fouet pour frapper l’animal redoutable ; mais, à sa grande confusion, il vit une jeune pouliche blanche, à demi sauvage, qui était venue là pour paître l’herbe autour des tombeaux, et qui s’enfuit épouvantée en traînant ses enferges sur les dalles de la chapelle.