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POÈTES ET ROMANCIERS MODERNES DE LA FRANCE.

depuis, c’est déjà, une décomposition et une décadence. En abordant l’Allemagne, Mme de Staël insista beaucoup aussi sur la partie philosophique, sur l’ordre de doctrines opposées à celles des idéologues français ; elle se trouvait assez loin elle-même, en ces momens, de la philosophie de ses débuts. Ici se dénote chez elle, remarquons-le bien, un souci croissant de la moralité dans les écrits. Un écrit n’est suffisamment moral, à son gré, que lorsqu’il sert par quelque endroit au perfectionnement de l’ame. Dans l’admirable discours qu’elle fait tenir à Jean-Jacques par un solitaire religieux, il est posé que « le génie ne doit servir qu’à manifester la bonté suprême de l’ame. » Elle paraît très occupée, en plus d’un passage, de combattre l’idée du suicide. « Quand on est très jeune, dit-elle excellemment, la dégradation de l’être n’ayant en rien commencé, le tombeau ne semble qu’une image poétique, qu’un sommeil, environné de figures à genoux qui nous pleurent ; il n’en est plus ainsi, même dès le milieu de la vie, et l’on apprend alors pourquoi la religion, cette science de l’ame, a mêlé l’horreur du meurtre à l’attentat contre soi-même. » Mme de Staël, dans la période douloureuse où elle était alors, n’abjurait pas l’enthousiasme, et elle termine son livre en le célébrant ; mais elle s’efforce de le régler en présence de Dieu. L’Essai sur le Suicide, qui parut en 1812 à Stockholm, était composé dès 1810, et les signes d’une révolution morale intérieure chez Mme de Staël s’y déclarent plus manifestes encore.

L’amertume que lui causa la suppression inattendue de son livre fut grande. Six années d’études et d’espérances détruites, un redoublement de persécution au moment où elle avait lieu de compter sur une trêve, et d’autres circonstances contradictoires, pénibles, faisaient de sa situation, à cette époque, une crise violente, une décisive épreuve, qui l’introduisait sans retour dans ce que j’ai appelé les années sombres. Qu’elle aille, qu’elle aille ! il n’y a plus désormais, malgré la gloire qui ne la quitte pas, il n’y a plus de station ni de chant au Capitole. Jusque-là les orages même avaient laissé jour pour elle à des reflets gracieux, à des attraits momentanés, et, selon sa propre expression si charmante, à quelque air écossais dans sa vie. Mais à partir de là tout devient plus âpre. La jeunesse d’abord, cette grande et facile consolatrice, s’enfuit.