les habitudes et quelques complications délicates de cette vie que de loin nous nous figurons à travers un charme. Mais on ne doit pas chercher une peinture fidèle dans cette production, d’ailleurs agréable. Les dates y sont confuses, les personnages groupés, les rôles arrangés. M. de Schlegel y devient un grotesque, sacrifié sans goût et sans mesure. Le tout enfin se présente sous un faux jour romanesque, qui altère, à nos yeux, la vraie poésie autant que la réalité. Pour moi, j’aimerais mieux quelques détails précis, sur lesquels ensuite l’imagination de ceux qui n’ont pas vu se plairait à rêver ce qui a dû être. La vie de Coppet était une vie de château. Il y avait souvent jusqu’à trente personnes, étrangers et amis ; les plus habituels étaient Benjamin Constant, M. Aug. Will. de Schlegel, M. de Sabran, M. de Sismondi, M. Bonstetten, les barons de Voght, de Balk, etc. ; chaque année y ramenait une ou plusieurs fois M. Mathieu de Montmorency, M. Prosper de Barante, le prince Auguste de Prusse, la beauté célèbre tout à l’heure désignée par Mme de Genlis sous le nom d’Athénaïs, une foule de personnes du monde, des connaissances d’Allemagne ou de Genève. Les conversations philosophiques, littéraires, toujours piquantes ou élevées, s’engageaient déjà vers onze heures du matin, à la réunion du déjeuner ; on les reprenait au dîner, dans l’intervalle du dîner au souper, lequel avait lieu à 11 heures du soir, et encore au-delà souvent jusqu’après minuit. Benjamin Constant et Mme de Staël y tenaient surtout le dé. C’est là que Benjamin Constant, que nous, plus jeunes, n’avons guère vu que blasé, sortant de sa raillerie trop invétérée par un enthousiasme un peu factice, causeur toujours prodigieusement spirituel, mais chez qui l’esprit, à la fin, avait hérité de toutes les autres facultés et passions plus puissantes[1], c’est là qu’il se montrait avec feu et naturellement ce que Mme de Staël le proclamait sans prévention, le premier esprit du monde : il était certes le plus grand des hommes distingués. Leurs esprits du moins, à tous les deux, se convenaient toujours ; ils étaient sûrs de s’entendre par là. Rien, au dire des témoins, n’était éblouissant et supérieur comme leur conversation engagée dans ce cercle choisi,
- ↑ Dans cette disposition d’esprit plus fine et railleuse qu’on n’aimerait, furent écrites par lui quelques pages qu’on trouvera au Livre des Cent-et-Un, tom. vii.