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NOUVELLES LETTRES SUR L’HISTOIRE DE FRANCE.

cisif. Elle envoya l’un de ses serviteurs courir après le seigneur frank, et lui dire que la reine l’invitait à dîner. Cette invitation fut accueillie par le Frank qui venait de rejoindre ses compagnons comme elle devait l’être par un homme d’honneur ; il refusa[1]. Le serviteur ayant porté sa réponse, accourut de nouveau le prier, s’il ne voulait point rester pour le repas, d’accepter au moins quelque chose à boire, et de ne pas faire à une demeure royale l’injure d’en sortir à jeun. Il était d’usage qu’une pareille requête fût toujours agréée ; l’habitude et le savoir-vivre, tel qu’on le pratiquait alors, l’emportèrent cette fois sur le sentiment de l’indignation, et le Frank, qui était près de monter à cheval, attendit sous le vestibule avec ses amis[2].

Un moment après, les serviteurs descendirent, portant de larges coupes remplies de la boisson que les hommes de race barbare prenaient le plus volontiers hors des repas. C’était du vin mélangé de miel et d’absinthe. Celui des Franks à qui venait de s’adresser le message de la reine fut servi le premier. Il vida sans réflexion, et tout d’un trait, la coupe de liqueur aromatisée ; mais à peine eut-il bu la dernière goutte qu’une souffrance atroce et comme un déchirement intérieur lui apprit qu’il venait d’avaler le poison le plus violent[3]. Un instant muet, sous l’empire de cette sensation foudroyante, quand il vit ses compagnons se disposer à suivre son exemple et à faire honneur au vin d’absinthe, il leur cria : « Ne touchez pas à ce breuvage, sauvez-vous, malheureux, sauvez-vous, pour ne pas périr avec moi ! » Ces paroles frappèrent les Franks d’une sorte de terreur panique ; l’idée d’empoisonnement, dont celle de sortilége et de maléfice était alors inséparable, la présence d’un danger mystérieux qu’il était impossible de repousser avec

  1. Cùm autem haec dicens discederet à conspectu reginae, misit illa qui eum ad convivium provocaret. Quo renuente… (Greg. Turon. Hist. lib. viii, pag. 327)
  2. Rogat ut si convivio ejus uti non velit, saltèm vel poculum hauriat, ne jejunus à regali domo discedat. Quo expectante… (Ibid.)
  3. Accepto poculo, bibit absinthium cum vino et melle mixtum, ut mos barbarorum habet : sed hic potus veneno imbutus erat. Statim autem ut bibit, sensit pectori suo dolorem validum imminere : et quasi si incideretur intrinsecùs… (Ibid.)