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Il y avait aux environs de Rouen plusieurs de ces chefs de famille, propriétaires indépendans, qui siégeaient comme juges dans les causes les plus importantes, et se montraient aussi fiers de leurs droits personnels que jaloux du maintien des anciennes coutumes et des institutions nationales. Parmi eux se trouvait un homme de cœur et d’entraînement, doué au plus haut degré de cette sincérité courageuse que les conquérans de la Gaule regardaient comme la vertu de leur race, opinion qui, devenue populaire, donna naissance par la suite à un mot nouveau, celui de franchise. Cet homme réunit quelques-uns de ses amis et de ses voisins, et leur persuada de faire avec lui une démarche éclatante, et d’aller porter à Fredegonde l’annonce d’une citation judiciaire.

Ils montèrent tous à cheval et partirent d’un domaine situé à quelque distance de Rouen pour se rendre au logement de la reine dans l’intérieur de la ville. À leur arrivée, un seul d’entre eux, celui qui avait conseillé la visite, fut admis en présence de Fredegonde, qui, redoublant de précautions depuis son nouveau crime, se tenait soigneusement sur ses gardes ; tous les autres restèrent dans le vestibule ou sous le portique de la maison. Interrogé par la reine sur ce qu’il voulait d’elle, le chef de la députation lui dit avec l’accent d’un homme profondément indigné : « Tu as commis dans ta vie bien des forfaits, mais le plus énorme de tous est ce que tu viens de faire en ordonnant le meurtre d’un prêtre de Dieu. Dieu veuille se déclarer bientôt le vengeur du sang innocent ! Mais nous tous, en attendant, nous rechercherons le crime et nous poursuivrons le coupable, afin qu’il te devienne impossible d’exercer de pareilles cruautés. » Après avoir proféré cette menace, le Frank sortit, laissant la reine troublée jusqu’au fond de l’ame d’une déclaration dont les suites probables n’étaient pas sans dangers pour elle dans son état de veuvage et d’isolement[1].

Fredegonde eut bientôt retrouvé son audace et pris un parti dé-

  1. Ex quibus unus senior ad Fredegundem veniens, ait : « Multa enim mala in hoc saeculo perpetrasti, sed adhùc pejus non feceras, quàm ut sacerdotem Dei juberes interfici. Sit Deus ultor sanguinis innocentis velociter. Nam et omnes erimus inquisitores mali hujus, ut tibi diutiùs non liceat tàm crudelia exercere. (Greg. Turon. Hist. lib. viii. pag. 327)