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NOUVELLES LETTRES SUR L’HISTOIRE DE FRANCE.

construite en branchages, au milieu des tentes et des baraques de ses soldats. Hilperik se tenait debout, ayant à sa droite Berthramn, l’évêque de Bordeaux, et à sa gauche, Raghenemod, l’évêque de Paris, qui tous les deux venaient de jouer contre leur collègue le rôle de délateurs. Devant eux était un large banc couvert de pains, de viandes cuites et de différens mets destinés à être offerts à chaque nouvel arrivant ; car l’usage et une sorte d’étiquette voulaient que personne ne quittât le roi, après une visite, sans prendre quelque chose à sa table[1].

À la vue de l’homme qu’il avait mandé dans sa colère, et dont il connaissait le caractère inflexible devant la menace, Hilperik se composa pour mieux arriver à ses fins ; et affectant, au lieu d’aigreur, un ton doux et facétieux : « Ô évêque, dit-il, ton devoir est de dispenser la justice à tous, et voilà que je ne puis l’obtenir de toi ; au lieu de cela, je le vois bien, tu es de connivence avec l’iniquité, et tu donnes raison au proverbe : le corbeau n’arrache point l’œil au corbeau[2]. » L’évêque ne jugea pas convenable de se prêter à la plaisanterie ; mais avec ce respect traditionnel des anciens sujets de l’empire romain pour la puissance souveraine, respect qui du moins chez lui n’excluait ni la dignité personnelle, ni le sentiment de l’indépendance, il répondit gravement : « Si quelqu’un de nous, ô roi, s’écarte du sentier de la justice, il peut être corrigé par toi ; mais si c’est toi qui es en faute, qui est-ce qui te reprendra ? Nous te parlons, et si tu le veux, tu nous écoutes ; mais si tu ne le veux pas, qui te condamnera ? Celui-là seul qui a prononcé qu’il était la justice même[3]. » Le roi l’interrompit, et répli-

  1. Cùmque venissent, stabat rex juxtà tabernaculum ex ramis factum, et ad dexteram ejus Bertechramnus episcopus, ad laevam verò Ragnemodus stabat : et erat antè eus scamnum pane desuper plenum cum diversis ferculis. (Greg. Turon. Hist. lib. v, pag. 244.)
  2. Visoque me rex ait : « O episcope, justitiam cunctis largiri debes, et eccè ego justitiam à te non accipio ; sed, ut video, consentis iniquitati, et impletur in te proverbium illud, quòd corvus oculum corvi non eruit. » (Ibid.)
  3. Ad haec ego : « Si quis de nobis, ô rex, justitiae tramitem transcendere voluit, à te corrigi potest : si verò tu excesseris, quis te corripiet ? Loquimur enim tibi, sed si volueris audis ; si autem nolueris, quis te condemnabit ?… » (Ibid.)