Page:Revue des Deux Mondes - 1835 - tome 2.djvu/278

Cette page a été validée par deux contributeurs.
272
REVUE DES DEUX MONDES.

on se rend mieux compte encore de cette chaleur et de cette durée du culte filial. Dans cette ruine successive, qui se fait en avançant, de toutes les illusions du cœur et de la pensée, un seul être mortel, un seul entre ceux anciennement aimés, était resté debout en son souvenir, sans atteinte, sans tache, sans diminution aucune ni infidélité au passé, et sur cette tête auguste reposaient, immortelles et déjà célestes, toutes les flammes, ailleurs évanouies, de sa jeunesse.

À cet âge d’exaltation, la rêverie, les combinaisons romanesques, le sentiment et les obstacles qu’il rencontre, la facilité à souffrir et à mourir, étaient, après le culte singulier pour son père, les plus chères occupations de son ame, de cette ame vive et triste, et qui ne s’amusait que de ce qui la faisait pleurer. Elle aimait écrire sur ces sujets de prédilection, et le faisait à la dérobée, ainsi que pour certaines lectures que Mme Necker n’eût pas choisies. Je me la figure dans le cabinet d’étude, sous les yeux de sa mère assise, elle debout, se promenant de long en large un volume à la main, et tour à tour lisant le livre de rigueur quand elle s’avançait vers sa mère, et puis reprenant le roman sentimental, quelque nouvelle de Mme Riccoboni peut-être, lorsqu’elle s’éloignait à pas lents. Elle disait plus tard que l’enlèvement de Clarisse avait été l’un des évènemens de sa jeunesse : mot charmant, une fois trouvé, qui résume tout un monde d’émotions premières ; que ce soit à propos de Clarisse ou de quelque autre, chaque imagination poétique et tendre peut se redire cela. Le plus précoce des écrits imprimés de Mlle Necker, s’il était réellement d’elle, devrait être un volume intitulé : Lettres de Nanine à Simphal, que M. Beuchot paraît attribuer à notre auteur, mais qui fut désavoué dans le temps (1818). Ce petit roman, qui n’offre rien qu’une jeune personne exaltée et innocente n’ait pu imaginer, et dont le fonds ne diffère guère de Sophie, de Mirza, de Pauline, et autres productions du premier début, est d’une inexpérience de style et de composition plus grande encore. Je n’y ai trouvé à remarquer, comme ton de l’époque, comme couleur du paysage familier aux héroïnes de quatorze ans, que ces paroles de Nanine : « Je parvins hier matin à aller au tombeau ; j’y versai un torrent de ces larmes précieuses que le sentiment et la douleur fournissent aux malheureux de mon