Page:Revue des Deux Mondes - 1835 - tome 2.djvu/238

Cette page a été validée par deux contributeurs.
232
REVUE DES DEUX MONDES.

Le lendemain de la soirée où l’amour entra violemment dans le cœur de Guéorguious, il s’en alla vers le Nahr-el-Kébir et passa toute la journée sur ses rives, seul avec l’image d’Eudoxie et les souvenirs de la veille. — Qu’elle était belle, s’écriait-il en marchant le long du rivage du fleuve ; qu’Eudoxie était belle hier lorsqu’elle chantait ces mouals si tendres, si mélodieux, pendant que les rayons de l’astre roi de la nuit s’épanchaient doucement sur elle comme des flots d’argent de l’urne des cieux, lorsque sa tunique resplendissante semblait la tunique d’une vierge du paradis ! Dimitri, je ne vous maudis point, quoique vous appeliez Eudoxie votre femme ; vous avez fait pour elle tout ce qu’on pouvait attendre de vous : mère d’Eudoxie, je ne vous maudis point ; en mariant votre fille, vous ne croyiez point travailler à sa ruine. Mais tous les maux d’Eudoxie vont finir ; je l’aime, et désormais je défie le malheur de l’atteindre ; un jeune homme qui aime bien devient le dieu sauveur de la femme qu’il aime. Ô mon Eudoxie ! j’ôterai de ton chemin les pierres qui pourraient te meurtrir le pied ; j’écarterai les nuages noirs qui menaceraient ton front : maintenant pour toi plus de désert, plus de soleil dévorant ; tu poursuivras le voyage de la vie dans les sentiers fleuris, sous les tranquilles ombrages, au bruit des ruisseaux et des fontaines. Tu ne seras plus la feuille pâle qui tombe de l’arbre au premier souffle du vent, et disparaît foulée sous les pas du voyageur, ou qui roule au loin de vallée en vallée, jusqu’à ce que le fleuve ou la mer l’engloutisse ; tu seras la feuille printannière autour de laquelle l’oiseau chante, la feuille verte où, chaque matin, brille la rosée. — Guéorguious s’arrêta à ces mots : une pensée, un doute, avait traversé son esprit ; Eudoxie m’aimera-t-elle ? Le jeune chrétien s’assied près du Nahr-el-Kébir, et tombe dans une profonde rêverie ; puis, inclinant sur la main droite sa tête couverte d’un turban noir, il se penche du côté du fleuve, jetant des regards distraits aux flots fugitifs.

Après un long silence mélancolique, Guéorguious prend le parti de composer quelques vers en forme de chanson ; il avait une voix harmonieuse et douce, et souvent il chantait dans ses heures solitaires ou avec quelques amis. Guéorguious fréquentait à Lattaquié un café devant lequel Eudoxie s’arrêtait souvent pour chanter, accompagnée de Dimitri. L’idée d’exprimer son amour dans une