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Je ne suis pas prince, Dieu merci ; je n’ai donc pas de sujets, ce qui est pour moi un motif bien plus puissant d’action de graces ; mais je n’aime pas l’Amérique, les États-Unis surtout, plus que ne le font les souverains Allemands. Je n’aime pas les États-Unis, parce que la matière y règne seule, parce que la civilisation y a rétrogradé jusqu’à la satisfaction unique des appétits les plus grossiers, parce que le lien d’homme à homme n’y est qu’une exception, que les associations n’y sont qu’une ligue momentanée d’intérêts destinés à se combattre, et que la garantie la plus forte de l’ordre social est l’égoïsme se dressant avec sa défiance et sa jalousie incessantes contre l’égoïsme du voisin. Je n’aime pas les États-Unis, parce qu’avec ce matérialisme révoltant, on s’y sert de la bigotterie comme d’une arme défensive pour le foyer domestique, offensive à l’occasion contre l’étranger ; que l’amour n’y est qu’une affaire comme une autre, convention écrite ou marché sans entraînement, totalement inconnu sous une autre forme ; que les femmes n’y sont que des barêmes en chair et en os, économes du père de famille, domestiques en chef et nourrices de ses enfans ; que les hommes croient avoir beaucoup fait pour ces pauvres créatures, et les avoir indemnisées amplement de leurs infidélités continuelles pour le club et pour la tabagie, en leur payant des parures inutiles et des pianos qui les endorment, le tout pour exciter l’envie de leurs amies ; puis en leur permettant de promener gratis leur ennui dans les boutiques : ce qui fait que, chez ces puritains, la condition des femmes est reportée aux derniers siècles de la Rome de Caton. Je n’aime pas les États-Unis, parce que la vie intellectuelle y est inconnue, que l’argent n’y sert qu’à gagner de l’argent, et qu’il n’y a point de place pour le poète, le peintre, le musicien, et autres fainéans que nous aimons tant, vous et moi ; que la poésie n’y peut plus même se promener seule, indépendante et rêveuse, aujourd’hui que les vieilles forêts, son dernier sanctuaire, tombent sous la hache de cette civilisation sauvage. Enfin je n’aime pas les États-Unis, parce que l’ennui y règne despotiquement, et que de tous les rois, c’est celui que j’aime le moins.

Je ne me crois point pour cela le pouvoir de changer la détermination d’aucun émigrant, car l’émigration est l’idée du jour chez beaucoup d’hommes malheureux, et plus encore chez les paysans allemands, inquiets et rêveurs à leur manière. Or, sans estimer le fatalisme historique autrement que comme une belle doctrine qui fait écrire d’admirables pages, je crois que certaines idées, une fois venues, doivent faire leur chemin. Qu’on les appelle inspiration, engouement, voies providentielles ou fascination, le nom n’y fait rien. Profondes ou insensées, ou tout cela ensemble, elles entraînent les masses, perdent le plus grand nombre,