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CORNILLE BART ET LE RENARD DE MER.

au loin, au loin, les fanaux des vaisseaux croiseurs, qui pointillaient çà et là comme de petites étoiles, car ils n’osaient s’approcher de la côte. Notre pilote, qui était un hauturier de Flessingue, avait l’air de percer la nuit de ses yeux, et commandait au timonier par le moyen d’un langage de sifflets qu’ils échangeaient et comprenaient entre eux. Alors le Renard fit apporter sur le pont des hassegayes[1], des coutelas, des espontons, des haches d’armes, et dit à chacun de s’armer, afin d’être prêt au point du jour pour n’importe quelle chance.

Ce fut alors que mon pauvre père, étant allé entre les deux ponts surveiller la distribution des armes, eut une bien étrange vision. Mon enfant, figure-toi donc que lorsqu’il fut presque au fond de la cale du brigantin, il lui parut que les flancs du navire devenaient transparens, et qu’au travers il voyait la mer en furie, et comme éclairée d’une sorte de lueur verdâtre… et dans cette mer il crut voir des personnages pâles… pâles comme cadavres, qui passaient et repassaient le long des flancs du navire en faisant signe à mon père de venir à eux, en l’appelant… Antoine… Antoine !!! mais hélas… disant cela d’une voix qui n’était pas de ce monde[2].

— Seigneur Dieu, voilà qui est horrible, s’écria Catherine en mettant la main sur ses yeux…

— Mais les ennemis, les Anglais… les Anglais… les a-t-on battus ? demanda le petit Bart avec impatience…

— Tout-à-l’heure, Jean, tu le sauras ; mais, pour en revenir à ton grand-père, après cette vision, il se signa, et vit là une manifestation de Dieu qui allait peut-être le rappeler à lui. Aussi se mit-il à prier dévotement ; après quoi il remonta sur le pont, et trouva le brigantin qui louvoyait toujours.

— Mais où alliez-vous donc ainsi, mon père ? demanda Jean Bart.

— À cette heure, Dieu et le Renard de la mer le savaient seuls, mon enfant, car le Renard ne l’ayant pas dit à mon père, mon père ne pouvait ni ne devait lui demander : Où nous conduis-tu ?… Nous

  1. Demi-piques d’abordage.
  2. Navigation de Jean Struys. — Amsterdam, 1528.