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ANDRÉ.

il fit si bien fête au petit vin de la côte Morand, que le marquis sortit de table la joue enluminée, l’œil brillant et la mâchoire lourde. Joseph croyait avoir triomphé de sa colère, et s’applaudissait intérieurement de son habileté ; mais André, qui connaissait mieux son père, augurait moins bien de cet état d’excitation. Il savait que jamais le marquis n’avait une clairvoyance plus implacable que dans ces momens-là. Il l’observait donc avec inquiétude, et s’observait lui-même scrupuleusement, dans la crainte de dire un mot, ou de faire un geste qui réveillât les souvenirs confus du cheval et du char-à-bancs enlevés.

Le marquis, jusque-là, ne comprenait pas trop clairement en quelle société Joseph et ses sœurs étaient venus le voir. La vérité est qu’il n’avait aucun préjugé, qu’il était poli et hospiialier envers tout le monde, mais qu’il avait une aversion invincible pour les grisettes. Il fallait que ce sentiment eut acquis chez lui une grande violence, car il était combattu par une habitude de courtoisie envers le beau sexe, la prétention de n’être pas absolument étranger à l’art de plaire. Mais autant il aimait à accueillir gracieusement les personnes des deux sexes qui reconnaissaient humblement l’infériorité de leur rang, autant il haïssait, dans le secret de son cœur, celles qui traitaient de pair à compagnon avec lui, sans daigner lui tenir compte de son affabilité et de ses manières libérales. Il consentait à être le meilleur bourgeois du monde, pourvu qu’on n’oubliât point qu’il était marquis et qu’il ne voulait pas le paraître.

Les artisanes de L…… avec leur jactance, leurs priviléges et leur affectation de familiarité, étaient donc nécessairement des natures antipathiques à la sienne, et il est très vrai qu’il les souffrait difficilement dans sa maison. Il ne pouvait supporter qu’elles s’arrogeassent le droit de s’asseoir à sa table sans son aveu, et il ne manquait pas, lorsque sa salle à manger était envahie par ces usurpateurs féminins, de leur céder la place et d’aller aux champs. Ce procédé lui avait aliéné la considération des grisettes les plus huppées, d’autant plus qu’elles voyaient fort bien l’adjoint de la commune, personnage revêtu d’une blouse et d’une paire de sabots, et même le garde-champêtre, dignitaire plus modeste encore, admis à l’honneur de boire un verre de vin et de s’asseoir