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cheval et le char-à-bancs, mais André avait l’enfantillage de souffrir des mots grossiers ou communs que lui adressait souvent son père, et il prenait alors une sorte d’humeur qui le réduisait au silence. Il alla se coucher, en proie aux plus vives agitations. Le lendemain devait être à ses yeux le jour le plus important de sa vie, et pourtant sans le cheval et le char-à-bancs, tout était manqué, perdu sans retour. Il ne put dormir. Il fallait partir le lendemain avant le jour ; comment oserait-il aller trouver son père au milieu de son sommeil ? Affronter ce réveil en sursaut, si fâcheux chez les hommes replets, s’exposer peut-être à un refus ! Cette dernière pensée fit frémir André. Ah ! plutôt mourir victime de sa colère, s’écria-t-il, que de manquer à ma parole, et perdre le bonheur de passer un jour auprès de Geneviève !

Dès que trois heures sonnèrent, il se rhabilla, et, prenant sa désobéissance furtive pour un acte de courage, il attela lui-même le gros cheval au char-à-bancs, et partit sans bruit, grâce au fumier dont la basse-cour était garnie ; mais le plus difficile n’était pas fait : il fallait tourner autour du château, et passer sous les fenêtres du marquis. Impossible d’éviter ce terrible défilé ; le chemin était sec, et le mur du château sonore ; le char-à-bancs, rarement graissé, criait à chaque tour de roue d’une manière déplorable, et les larges sabots du gros cheval allaient avec maladresse sonner contre toutes les pierres du chemin. André était tremblant comme les feuilles de peupliers qu’agitait le vent du matin. Heureusement, il faisait encore sombre ; si son père, en proie à une de ces insomnies auxquelles sont sujets les propriétaires, était par hasard à sa fenêtre, il pourrait bien ne pas reconnaître son char-à-bancs ; mais il avait l’oreille si fine, si exercée ! Il connaissait si bien l’allure de son cheval et le son de ses roues ! André prit le parti de payer d’audace : il fouetta le cheval si vigoureusement, qu’il le força de galoper. C’était une allure inouie pour le paisible animal, et M. de Morand l’entendit passer sans rien soupçonner, et sans quitter la douce chaleur de son lit.

Lorsqu’André fut à cinq cents pas du manoir, il osa se retourner, et, voyant derrière lui la route qui commençait à blanchir, et qui était nue comme la main, il éprouva un bien-être inexprimable, et permit à son coursier de modérer son allure.