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une pipe et se mit à fumer, pendant que mon père et moi nous allions nous armer là-haut. Nous nous armons, et en descendant nous trouvons le Renard tout pensif, regardant le feu, et si avant dans ses réflexions, que sa pipe était éteinte, et qu’il ne nous entendit pas venir. — Eh bien ! Michel, dit joyeusement mon père en argot de marinier, et touchant le Renard sur l’épaule, eh bien ! Michel, ne lâchons-nous donc pas à cette heure le canon de partance vers la haute mer ?… — Le Renard tressaillit et répondit tout ému : — Oui, oui, partons. — Mais s’arrêtant tout à coup, il dit gravement à mon père : — Réponds-moi, Antoine, où en es-tu avec ton ame ?… Pourrais-tu sans crainte paraître devant Dieu, et cela tout-à-l’heure ? — Mon père vit aussitôt qu’il s’agissait pour nous d’une entreprise bien dangereuse et bien téméraire. Aussi répondit-il au Renard : Puisque cela est ainsi, Michel, comme l’huis de la chapelle de la paroisse reste ouvert la nuit, nous irons prier avant de saillir dehors, en demandant pardon à Dieu de ne pouvoir faire plus, et d’être privés de recevoir les derniers sacremens faute de prêtre. — Alors nous sortons bien encapés, car la bise était terrible, et la pluie nous piquait au visage, cuisante comme grêle ; nous allons tous trois faire nos dévotions à la chapelle de la paroisse ; nous y suspendons chacun un ex-voto, et nous étions au hâvre[1] sur les onze heures. Là, nous trouvons le brigantin et l’équipage à bord, depuis le pilote jusqu’au dernier gourmette, comme c’était toujours l’ordre de mon père sur l’Arondelle de mer, et l’ordre était toujours sagement tenu et exécuté à bord, car on y avait, pour châtier les fautifs, des fouets et des lanières aussi longues et aussi serrées qu’à bord de n’importe quelle ramberge de guerre, fût-ce même une amirale !… Donc, le bosseman leva l’ancre. Le Renard avait un ordre du connétable de l’amirauté pour faire ouvrir la chaîne ; à minuit nous étions dans le canal, et bientôt en haute mer. Le vent était d’aval, et le Renard, à qui mon père avait remis le commandement de son brigantin, ordonna au pilote de louvoyer afin de faire route dans l’ouest, et dit d’éteindre tous les feux. La nuit était toujours bien pluvieuse et bien sombre, et quelquefois entre deux vagues noires on voyait

  1. Hâvre signifiait généralement port et rade.