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de la terre, tandis que la grande et pâle Clarisse, assise sur la mousse, s’entretenait gravement à l’écart avec Julie, et que Virginie enfant jouait avec les brins d’herbe du rivage. Quelquefois un chœur de bacchantes traversait l’air et emportait ironiquement les douces mélodies. André, pâle et tremblant, les voyait passer, fantasques, méchantes et belles, écrasant sans pitié les fleurs du rivage sous leurs pieds nus, effarouchant les tranquilles oiseaux endormis dans les saules, et trempant leurs couronnes de pampre dans les eaux pour les secouer moqueusement à la figure du jeune rêveur. André s’éveillait de sa vision triste et découragé. Il se reprochait de les avoir trouvées belles et d’avoir eu envie un instant de suivre leur trace, semée de fleurs et de débris. Il évoquait alors ses divins fantômes, ses types chéris de sentiment et de pureté. Il les voyait redescendre vers lui dans leurs longues robes blanches, et lui montrer au fond de l’onde une image fugitive, qu’il s’efforçait en vain d’attirer et de saisir.

Cette ombre mystérieuse et vague, qu’il voyait flotter partout, c’était son amante inconnue, c’était son bonheur futur ; mais toutes les réalités différaient tellement de sa beauté idéale, qu’il désespérait souvent de la rencontrer sur la terre, et se mettait à pleurer, en murmurant dans son angoisse des paroles incohérentes. Son père le crut fou bien des fois, et faillit envoyer chercher le médecin pour l’avoir entendu crier au milieu de la nuit : « Où es-tu ? Es-tu née, seulement ? ne suis-je pas venu trop tôt ou trop tard pour te rencontrer sur la terre ? » Et vingt autres folies, que le bonhomme traita de billevesées dès qu’il se fut bien assuré que son fils n’avait pas attrapé de coup de soleil dans la journée.

Un soir que le jeune homme s’était attardé dans les Prés-Girault, — c’était le nom de sa chère retraite, — il lui sembla voir passer à quelque distance une forme réelle ; autant qu’il put la distinguer, c’était une taille déliée avec une robe blanche. Elle semblait voltiger sur la pointe des joncs, tant elle courait légèrement. Cette vision ne dura qu’un instant et disparut derrière un massif de trembles. André s’était arrêté stupéfait, et son cœur battait si fort qu’il lui eût été impossible de faire un pas pour la suivre. Quand il en eut retrouvé la force, il s’aperçut que la rivière, qui coulait à fleur de terre et faisait cent détours dans la prairie, le séparait du