Page:Revue des Deux Mondes - 1835 - tome 1.djvu/564

Cette page a été validée par deux contributeurs.
560
REVUE DES DEUX MONDES.

M. Pozzo di Borgo fut rappelé cependant par Alexandre à la fin de la campagne. C’est qu’alors le grand mouvement de résistance du nord, cessant d’être tout-à-fait russe, devenait plus excentrique, et se dirigeait vers la Pologne et la Prusse. Bernadotte lui-même commençait à y accéder. Déjà il prêtait l’oreille aux ouvertures que lui faisait le cabinet de Londres. Le colonel Pozzo di Borgo, se rendant à Saint-Pétersbourg, passa par Stockholm, afin de mûrir ces favorables dispositions du prince royal de Suède.

Ce fut à Kalisch que M. Pozzo di Borgo revit pour la première fois Alexandre, après une absence de cinq ans, durant laquelle tant d’immenses évènemens s’étaient accomplis selon ses prévisions. La grande armée de Napoléon venait d’être engloutie sous les glaces de la Bérésina. Le czar se montrait moins joyeux que touché de ce désastre inoui, qui accablait son ennemi. Ses impressions de Tilsitt le dominaient encore. Le soldat couronné à Notre-Dame était toujours pour lui le dieu du siècle. — Ce n’est pas moi qui l’ai vaincu, disait-il, ce sont les tempêtes du ciel ! C’est l’esprit saint de la Russie ! c’est le vieux génie de nos pères ! Contentons-nous de cette victoire. C’est assez. Qu’il aille en paix vers sa France. Ne tentons pas la fortune en le poursuivant. —

Mais peu ému du mysticisme de ces paroles, le diplomate corse ne songea qu’à ramener le czar aux idées d’une politique plus saine et plus intéressée. — « Il ne s’agissait pas de générosité. Une occasion s’offrait qui ne se présenterait plus. Les sociétés secrètes d’Allemagne s’ébranlaient aux cris de Teutonia et de Germania. Les mécontentemens surgissaient même en France. On ne retrouverait pas ainsi deux fois, peut-être, les peuples d’accord avec les cours. Il fallait profiter, et sans tarder, de cet élan universel : il fallait étouffer le géant renversé, sous peine d’être étouffé par lui, si on lui laissait le loisir de se relever. »

Le patriote de 89 avait compris la portée de la conspiration de Mallet. Il savait quelle est la force irrésistible de la liberté. Dût-elle se tourner contre les rois qui l’auraient employée, il n’hésitait pas à s’en servir pour eux.

Alexandre s’était laissé convaincre : une fois qu’il voulut la ruine de Napoléon, il en voulut les moyens. On avait besoin de Moreau, pour soulever en France le parti républicain ; du prince Eugène et de Murat, pour diviser l’armée ; de Bernadotte pour fortifier la coalition de ses talens et de ses vingt mille soldats. Une triple négociation s’ouvrit simultanément à l’effet de les gagner. On fit briller aux yeux de chacun l’appât le plus capable de le tenter. À Moreau, on promit la présidence d’une république française restaurée ; à Murat et au prince Eugène, la souveraineté de l’Italie, par-