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DIPLOMATES EUROPÉENS.

mais M. Pozzo di Borgo reconnut bien que l’Autriche ne lui serait pas désormais un séjour plus convenable et plus sûr que la Russie. Il prit le parti de se rendre à Constantinople, seul point qui offrît une issue par où il pût quitter l’Europe continentale.

Voici déjà que les deux Corses se sont serrés de plus près et ont failli s’étreindre. Mais cette guerre de leurs vieilles haines n’est pas près de finir. Le fugitif d’aujourd’hui doit errer long-temps et chercher à ses projets des points d’appui lointains avant de voir le triomphe de sa patiente vengeance.

Proscrit politique maintenant, M. Pozzo di Borgo s’est réfugié en Asie. Il parcourt la Syrie, il visite Smyrne et Malte ; de Malte, il passe à Londres, où il débarque en octobre 1810. Ses missions nombreuses avaient fait de lui un agent important. L’Angleterre n’avait plus avec le continent que de rares et difficiles rapports. Cet isolement lui rendit surtout précieuses les révélations qu’apportait un homme d’affaires et d’expérience arrivant des grandes capitales. Le marquis de Welesley et M. Pozzo di Borgo eurent de fréquentes conférences. Ce dernier l’entretint des espérances de l’Europe, d’une croisade nouvelle contre le gigantesque empire de Napoléon. Plus le colosse avait grandi, plus son armure lui était devenue insuffisante, plus il offrait de points vulnérables. Quel autre eût mieux indiqué où était le défaut de la cuirasse de l’empereur, quel autre mieux que son ennemi d’Ajaccio ? Il l’avait bien prédit à Alexandre en 1807. Ce n’était qu’une trêve que cette paix de Tilsitt. La guerre éclata plus terrible en 1812, les armées françaises passèrent le Niémen. La Russie était envahie. Les batailles de Mojaïsk et de la Moscowa avaient refoulé les troupes d’Alexandre jusque sur Moscow. La vieille capitale, Moscow la sainte, était réduite en cendres.

M. Pozzo di Borgo n’avait pas quitté Londres. Il s’était rattaché, par négociations, au service d’Alexandre ; il avait stipulé au nom de ce prince, il avait efficacement aidé son alliance avec l’Angleterre. Toutefois, il ne retourna pas immédiatement près du czar. Ce n’était pas le moment. À l’heure du danger, Alexandre avait senti le besoin d’appeler à son aide le vieil esprit russe. Mais, pour le réveiller, ce n’était pas assez d’évoquer les traditions nationales, ce n’était pas assez de relever au pied du Kremlin la bannière de saint Nicolas. On n’eût pas intéressé les seigneurs moscovites à la défense du pays, si l’on n’eût fait quelques concessions à leurs jalousies et à leurs animosités. Il avait fallu leur rendre une part de leur pouvoir d’autrefois ; il avait fallu leur sacrifier la plupart de ces étrangers, Français, Italiens ou Allemands, qui étaient en possession des premières dignités civiles et militaires, et obstruaient les marches du trône.