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MOHAMMED-ALI-PACHA.

de trente mille hommes, commandée par Ibrahim-Pacha, partit donc d’Alexandrie, pour débarquer sur les côtes de la Grèce occidentale.

Ce fut un curieux rapprochement et une étrange antithèse politique que l’invasion de la Morée et de la Crète par les régimens de Mohammed-Ali. Le vieux monde évoquant pour un duel ses deux grands types, l’Égypte et la Grèce ! l’unité aux prises avec la multiplicité ! Et la France sympathisant avec ces deux aspects du progrès social, représentée à la tête de ces deux émancipations, l’une et l’autre fécondes, quoique d’une nature différente, chez les Hellènes par Fabvier, chez les Arabes par Sèves ; chez le peuple constitutionnel par le carbonaro, le Français libéral ; chez le peuple soumis à l’autocratie militaire, par le bonapartiste, le Français étranger à la marche de l’Europe depuis la chute de l’aigle impérial ! Et certes, l’un et l’autre auxiliaire étaient bien dans son rôle ; car tandis que les Grecs ne devaient leur régénération qu’à leurs efforts individuels, Mohammed-Ali déterminait le progrès en Égypte, comme Napoléon l’avait hâté en Europe, par le despotisme.

On fit dans ce temps un crime au pacha de combattre une nation généreuse, dont l’alliance eût favorisé sa propre indépendance. On a senti généralement depuis que le réformateur d’un état musulman ne pouvait, sans renoncer à sa mission, se placer au point de vue du libéralisme européen. Fondant la réalisation de ses projets sur l’obéissance aveugle de son peuple, ne devait-il pas prévenir les conséquences d’un fait menaçant pour son autorité, et effrayer, par l’exemple du châtiment, ses sujets influencés par l’exemple de la révolte ? Mohammed-Ali ne fut point philhellène, et il ne fallait rien moins qu’une aveugle préoccupation politique pour exiger de lui ce caractère ; mais, loin de mériter dans cette circonstance la réprobation de l’humanité, il acquit de nouveaux droits à ses applaudissemens. À cette extermination qui avait jusqu’alors caractérisé la lutte, il substitua les lois de la guerre européenne, et il apprit à ses ennemis comme à ses soldats cette clémence que, depuis la mort de son fils, il pratiquait lui-même[1].

La bataille de Navarin et la présence d’une armée française ayant mis un terme à ces débats prolongés par la belle défense des Hellènes, Ibrahim

  1. On a beaucoup parlé des cruautés d’Ibrahim en Morée, et l’intérêt qu’inspiraient les malheureux Grecs a partout accrédité cette erreur. La vérité est qu’Ibrahim a ravagé quelques provinces, mais qu’il n’a pas versé de sang hors du champ de bataille. Au lieu de massacrer les prisonniers, à l’exemple des Grecs et des Turks, il les a fait passer en Égypte, et le vice-roi les a remis plus tard entre les mains des consuls européens.