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pouvez rappeler séparément. Tel est pour moi le souvenir de ce paysan et celui de la représentation des Quatre fils d’Aymon.

Jacques Riwal était né aux environs de Loudéac. Lorsque je le vis, il était déjà vieux, mais encore vigoureux et actif. C’était un de ces êtres créés par de robustes parens, exposés tout nus, dès la naissance, aux quatre vents du ciel, puis tannés par la bise, durcis par le froid, forgés par les durs travaux, et qui arrivent à l’âge viril, sans chair, sans nerfs, sans épiderme, n’ayant sur leurs os et sur leurs tendons de fer, qu’un cuir imperméable à la pluie et au soleil. Le moral de Jacques répondait parfaitement à sa constitution physique ; son ame n’était que muscles et ossemens comme son corps. Fort jeune, il avait eu à souffrir quelque injustice d’un gentilhomme, et depuis ce temps il avait voué à toute la noblesse une haine inextinguible. Cette haine était devenue son idée fixe ; Jacques semblait résumer toutes les velléités libérales du paysan breton, mais ce qui chez les autres n’était qu’une tendance, chez lui était devenu tempérament. Ces frissons républicains que tous les hommes de nos communes éprouvent accidentellement, étaient passés pour lui à l’état chronique. C’était un vrai manant de la Ligue, toujours prêt à crier le terriben sur les seigneurs, mais plus tenace, plus éclairé, plus philosophe que ne l’avaient été les révoltés de Mercœur. Du reste, cette exubérance exclusive d’une disposition commune à tous avait fait de Jacques Riwal un être totalement excentrique. Ce n’était plus un paysan breton ordinaire, mais une espèce de personnification métaphysique d’une des qualités de ce paysan.

Lorsque la révolution arriva, on comprend qu’elle trouva Riwal prêt à la bien recevoir. La révolution était une bonne chose, puisqu’elle forçait les nobles à vider le pays. Riwal pourtant fut triste quand il vit que les prêtres prenaient le même chemin que les nobles, car c’était un chrétien fervent. Il aimait la croix, parce que ses deux branches forment un niveau sous lequel toutes les têtes sont égales ; il aimait le Christ, parce que son instinct lui avait sans doute révélé que le Christ avait été, comme le disait Camille Desmoulins, un sans-culotte du temps d’Hérode. Cependant, lorsque les autres Bretons, obéissant aussi à leur amour d’indépendance, s’armèrent pour défendre leur religion, et donnèrent maladroitement à leur révolte une cocarde royaliste, Jacques Riwal ne se mêla pas aux insurgés. Il ne confondit pas ces deux causes distinctes de croyance et de politique. Il sentit qu’il y avait là un malentendu, et que Dieu, qui n’est pas gentilhomme, pouvait très bien vivre dans une république. Tout en restant bon chrétien, il demeura donc tranquille, laissant les chouans et les bleus engager leur controverse à coups de fusil ; mais les circonstances vinrent