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POÉSIES POPULAIRES DE LA BRETAGNE.

ture au sénéchal, au banquier et à l’évêque de la ville. Il leur demande justice. Cette scène est curieuse en ce qu’on y sent l’incisive ironie du serf qui a souvent éprouvé l’inutilité du droit contre les puissans. Il y a là comme une allusion vengeresse à quelque lâcheté de sénéchal de canton, à quelque basse complaisance de recteur. La pensée, comme d’habitude, n’est qu’indiquée ; mais elle l’est avec énergie et amertume. L’évêque et le banquier commencent par déplorer leur ruine. Ils supputent mélancoliquement les sommes qu’ils ont été forcés de payer, à plusieurs reprises, au comte de Poitou ; le sénéchal renchérit sur leurs accusations et accable le tyran absent de malédictions et d’injures. Paraît alors le duc.

L’ÉVÊQUE.

Voici son frère que je vois venir. Il faut qu’il lui soit arrivé quelque chose. — Salut à vous, noble duc. Qui vous amène ainsi seul à la ville ?

LE DUC.

Hélas ! j’ai sujet de peine, monseigneur ; mon frère le comte a détruit mon bonheur.

L’ÉVÊQUE.

Moi, il m’a pris une somme immense.

LE DUC.

Ah ! s’il eût pris tous les biens que je possède, et qu’il m’eût laissé ma duchesse, je me serais dit heureux ! — Il m’a volé ma femme !

L’ÉVÊQUE.

Votre femme !… — Ce crime crie vengeance à Dieu !

LE DUC.

Oui, le scélérat l’a enlevée de mes bras. — et je suis venu ici, sénéchal, pour que le ravisseur soit décrété comme les lois l’ordonnent.

LE SÉNÉCHAL.

Le décréter ! décréter le comte !… — Et comment ? Il n’y a pas dans toute la ville un homme qui osât seulement lui parler.

LE DUC.

Sénéchal, vous devez justice à tous. Vous avez été choisi pour punir les crimes ; si vous refusez l’arrêt, on vous doit à vous-même le supplice.

LE SÉNÉCHAL.

Je ne suis obligé à rien, car j’ai peur. Donnez-moi le comte dans une bonne prison, et alors vous verrez si je sais faire mon devoir !

LE DUC.

Si j’avais ce pouvoir, ma plus aimée ne serait pas à lui maintenant. Vous, du moins, évêque, vous devez prononcer sur le coupable la sentence d’excommunication.