Page:Revue des Deux Mondes - 1835 - tome 1.djvu/380

Cette page a été validée par deux contributeurs.
376
REVUE DES DEUX MONDES.

pour grandir ses personnages. On a les mots célèbres, les grands noms, les traits de mœurs, la couleur locale, tout ce faux sable d’or dont on saupoudre son œuvre pour lui donner de l’éclat. À défaut de génie, on se rabat sur les chronologies et les mémoires. On découpe dans une vieille chronique la silhouette de quelque belle figure, on l’encadre proprement dans un médaillon à cinq compartimens, l’on écrit au-dessous un grand nom, et l’on a de la tragédie historique fabriquée à l’emporte-pièce, comme on en a tant vu autrefois, comme on en voit davantage de nos jours. Mais le drame d’imagination offre plus de difficultés. Alors même que vous avez trouvé un nom historique qui puisse vous servir de clou pour suspendre votre tableau, il ne vous reste pas moins à inventer le roman, les caractères, les événemens. — Et que sera-ce donc si, poète ignorant et fruste, vous ne connaissez rien en dehors de la route qui vous a conduit du village au séminaire ; si vous ne savez rien des hommes que ce qu’aura pu vous en apprendre le curé qui vous a catéchisé ou le professeur qui vous a expliqué Virgile ? Concevez-vous quel abîme dut s’ouvrir tout à coup devant les yeux du cloarec, quand cette idée lui vint de créer un drame complet, avec la vie, l’action, la parole, et armé de toutes pièces ? — Créer un drame ! c’est-à-dire personnifier et mouler les passions, les combiner entre elles, les débrider et les jeter dans la mêlée humaine ; les associer à des faits vraisemblables, les subordonner aux temps, aux lieux, aux conditions !… et faire tout cela, lui qui ne savait rien des passions du monde, lui qui ne connaissait ni les temps, ni les lieux, ni les conditions ! Eh bien ! le cloarec ne s’étonna pas de ces mille obstacles ; disons mieux, il n’y songea pas ! C’est une naïveté ordinaire au génie de n’avoir pas conscience de son ignorance. Qu’importait en effet au cloarec de n’avoir jamais vu de cour de comte, d’ignorer où se trouvait le Poitou, de ne point savoir en quelle année vivait saint Guillaume, de ne pouvoir dire au juste quel était le nom de sa capitale, et si elle était à plus d’une portée de fusil de Rome ? Son ignorance était une richesse ; elle lui faisait table rase pour ses conceptions. Il pouvait placer la scène, s’il le voulait, dans un de ces royaumes d’Abyssinie tant cités par les vieux romanciers. N’est-ce pas d’ailleurs un drame d’imagination qu’il fait ? Eh bien ! il inventera tout, même l’histoire, même la géographie. Il placera le Poitou entre la Turquie, la Perse et l’Hybernie, pas trop loin de la Flandre. Au sultan et au scha de Perse, il fera invoquer, indifféremment, Luther, Apollon ou Mahomet. Milan deviendra une ville du Poitou, et saint Guillaume ira, entre ses deux repas, jusqu’à Rome, demander au pape raison d’une excommunication. Et au milieu de cette robuste ignorance, au milieu de cette incroyable brutalité pour