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REVUE DES DEUX MONDES.

Aguirre dîna donc avec moi ce jour-là ; le lendemain je le vis reparaître à déjeuner : le soir du même jour, il amena un ami, le surlendemain deux autres, de sorte que je courais le risque de voir mon bill s’accroître dans une progression arithmétique indéfinie, lorsqu’une nouvelle folie de sa part me délivra de sa personne.

Ce soir-là il y avait un bal auquel assistaient don Geronimo et sa femme, encore jeune et passable ; bal de confianza, cela va sans dire. La salle était vaste et remplie ; pour toute toilette, les hommes avaient fait leur barbe, quoiqu’on ne fût qu’au milieu de la semaine, et fumaient en faisant tapisserie. Les femmes, pour la plupart jeunes et jolies, avaient acheté des souliers français neufs et des bas bien propres qu’elles chaussaient dans une pièce voisine d’où elles sortaient par petits groupes pour prendre place dans la salle du bal. Aux portes et aux fenêtres se pressaient toutes les personnes non invitées qui jouissaient du droit, sanctionné par l’usage, de regarder ce qui se passait dans l’intérieur. De temps en temps, la maîtresse de la maison, voulant faire honneur à l’une d’elles, se levait et l’invitait à entrer, non sans des peines inouies pour la dégager de la foule. L’orchestre se composait d’un vieux nègre blotti dans un coin, sous une table, et raclant avec une fureur tout africaine les cordes d’une guitare que les femmes accompagnaient en chantant des cielitos et en battant la mesure des mains. Plusieurs menuets avaient déjà été dansés aux murmures flatteurs de l’assemblée ; un nouveau couple se présentait, et le vieux nègre allait préluder, quand Aguirre, qui jusque-là n’avait dit mot, lui prit son instrument, et s’avança au milieu de la salle.

— En avant la joie ! vaya de broma ! voici une chanson nouvelle qui a obtenu les suffrages du président de la république : écoutez bien ; et fixant des regards effrontés sur la femme du gouverneur, il chanta :


Para una noche sola,
Me pediste cuatro reales.
Ay ! que noche tan cara,
Poniendo los materiales !


En toute autre circonstance, ce couplet licencieux eût obtenu un succès d’enthousiasme ; mais la présence de don Geronimo, et l’application insolente faite de ce quatrain à sa femme, provoquè-