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UNE RÉVOLUTION EN AMÉRIQUE.

six, et s’excusait sur la rareté des hommes de guerre dans sa province. Si pareille réquisition lui venait de Santafé qu’il craignait davantage, il en envoyait douze, et promettait le reste sous le plus bref délai. Donnant ainsi des deux côtés, il avait fini par vivre en paisible intelligence avec ces incommodes voisins.

Il me parla d’abord de Napoléon ; puis le style de la proclamation qu’il venait d’entendre le conduisit naturellement à exprimer son avis sur les étrangers qui arrivaient sans cesse dans le pays. Don Geronimo voyait dans cette affluence la perdition de la république : « Le pays est bon, me dit-il, mais il n’est plus à nous, il est aux étrangers. (J’étais le seul à la Bajada.) Les étrangers sont les sauterelles qui dévorent la substance de la patrie ; avant que les hérétiques vinssent enlever nos cuirs et notre bétail, un bœuf valait une demi-piastre : aujourd’hui il vaut sept piastres, et qui sait où cela s’arrêtera ? »

Le ministre des relations extérieures et le père Las Piedras approuvèrent d’un signe de tête cette réflexion d’économie politique. Une crainte bien autrement vive les préoccupait tous trois. L’apparition future de la fameuse comète de 1832 leur était connue, ainsi que la fin du monde qu’elle devait amener à sa suite. Cette prédiction, née, je crois, en Allemagne, d’almanachs en almanachs, avait fini par arriver dans les journaux de Buenos-Ayres, et de là dans tous les recoins de la république, où elle a causé des angoisses inexprimables. J’en ai entendu parler avec terreur dans des hameaux perdus de l’intérieur, dont les géographes ne soupçonnent pas même l’existence, et j’ai cherché vainement à les rassurer. Les astronomes allemands ne se doutent pas des malheureux qu’ils font avec leurs prédictions biscornues.

L’heure de la sieste était venue depuis long-temps. Don Geronimo, qui sentait sa langue s’empâter, prit la lettre sale qui était sur la table, la mit dans sa poche et se leva pour aller dormir dans sa maison. Le ministre des relations extérieures et le père Las Piedras en firent autant de leur côté. J’avais compté intérieurement sur une invitation de leur part, suivant l’usage hospitalier du pays. Trompé dans mon attente, et resté seul, sans asile, je fus m’installer sous un arbre, à côté de quelques gauchos étendus à terre, et ronflant dans leurs ponchos. La sieste passée, je trouvai, non sans