Page:Revue des Deux Mondes - 1835 - tome 1.djvu/28

Cette page a été validée par deux contributeurs.
24
REVUE DES DEUX MONDES.

suivant, je résolus d’aller chercher momentanément le repos dans une province voisine. Il me sembla que l’Entre-Rios, et en particulier la Bajada, sa capitale, étaient bien ce qu’il me fallait. Ce n’était ni trop près, ni trop loin, à quatre-vingts lieues tout au plus de Buenos-Ayres, et quatre-vingts lieues ne sont rien en Amérique. Autrefois les dix mille habitans de cette province, épars sur une surface immense de terrain, vivaient dans une aisance passable, de leur bétail et de quelque culture ; mais, à l’époque dont je parle, la plupart se tiraient d’affaire comme il plaisait à Dieu. Une moitié de l’année ils se nourrissaient de pastèques et d’oranges, et l’autre moitié, du bien d’autrui, de lo ageno, comme ils le disaient eux-mêmes. Je crains qu’en ce moment leur régime alimentaire ne se soit pas sensiblement amélioré. Quelques-uns des petits bâtimens qui s’en vont commerçant entre Buenos-Ayres et Corrientes s’arrêtent parfois devant la Bajada, située sur la rive gauche du Parana, en face de Santafé, et laissent quelques piastres dans le village ; aussi les Bajadenos sont-ils les heureux de la province, et ils n’ont que rarement recours à la chair coriace des autruches, comme le font souvent leurs concitoyens moins fortunés de la campagne.

La veille de mon départ, je fus chargé, par le ministre de l’intérieur que je connaissais, de remettre une lettre officielle au gouverneur de l’Entre-Rios, don Geronimo B… ; et muni d’un passeport, je m’embarquai sur une goëlette qui faisait voile le jour même. Nous remontâmes lentement le majestueux Parana, et le neuvième jour, dans la matinée, nous jetâmes l’ancre devant la capitale de l’Entre-Rios.

Une demi-douzaine d’enfans en guenilles, et quelques groupes de gauchos drapés dans leurs ponchos, et fumant gravement leur cigare de papier, se tenaient sur le rivage pour nous voir débarquer. Ils nous laissèrent passer avec indifférence et recommencèrent à regarder l’eau couler pendant que nous gravissions la falaise peu élevée sur laquelle est bâtie la Bajada. C’était l’heure de la sieste, et suivant l’usage, les rues étaient désertes. Deux ou trois têtes engourdies de vieilles femmes, attirées par le bruit de nos pas, se montrèrent seules aux fenêtres et disparurent après avoir satisfait leur curiosité. J’arrivai seul sur l’inévitable grande place des villages de l’Amérique espagnole, suivi de quelques