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l’eau toutes les fois qu’il voulait se rendre sur la terre ferme, résolut de se frayer une route plus commode. Pour cela, il se fit faire un tablier de cuir d’une largeur immense, l’attacha à sa ceinture, le remplit de pierres, et descendit dans l’eau. Mais le tablier se rompit, et il en tomba une montagne. Il répara la brèche de son mieux, et s’en alla plus loin ; mais à quelque distance, le tablier cède encore. Nouvelle crevasse, nouvelle montagne. Cette fois il s’en forma treize d’un coup. À la fin, irrité de ses deux mésaventures, le géant jette dans l’eau tout ce que contenait encore son tablier, et voilà d’où vient la presqu’île de Drigge.

Dans une autre série de recherches et de descriptions, nous retrouvons M. Michelet avec la même fidélité et le même coloris. C’est un admirable morceau que son histoire d’Abailard, son exposé de l’état de la science à cette époque, son récit des croisades et sa vie de saint François, et ses considérations sur le mysticisme en France et en Allemagne sous le règne de Louis ix.

Si je ne me trompe, les défauts que la critique est en droit de reprocher à M. Michelet tiennent à la nature même de sa science et de ses hautes qualités d’écrivain. C’est une surabondance de chaleur et de vie. Son style étonne, éblouit, fascine. Il oublie trop souvent qu’en sa qualité d’historien, il doit nous instruire ; et au lieu de nous exposer gravement et succinctement les faits, il semble prendre plaisir à nous entraîner à travers une suite de tableaux merveilleux qu’il attache les uns après les autres, sans les avoir quelquefois complètement achevés. Il monte un cheval fougueux comme celui de Mazeppa, et ce cheval l’emporte à travers les torrens et les plaines, hors du regard de ceux qui cherchent à le suivre. À le voir parfois venir à nous avec ses paroles symboliques, on le dirait, comme la sybille, tout plein encore du dieu qu’il a consulté, tout enivré des grandes choses qu’il a vues. En abaissant son vol, en domptant sévèrement l’essor de son imagination, M. Michelet nous donnerait une œuvre moins brillante sans doute, mais plus calme, plus reposée, plus conforme peut-être au besoin de la majorité des lecteurs.

Nous ajouterons à cela que tout en adoptant et en admirant sincèrement le principe de progrès unitaire sur lequel M. Michelet fait reposer son édifice, nous craignons qu’il ne se laisse trop sé-