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naïve tradition, qui passe de bouche en bouche, de la mémoire des aïeux à celle des petits enfans, et se lève, et marche, et circule partout où la horde aventureuse pose le pied, tantôt audacieuse et colère comme une troupe de guerriers, tantôt innocente et timide comme la voix de la jeune fille, tantôt pleurant comme Rachel sur ceux qui ne sont plus, tantôt divinisant, comme la loi du Coran, le soldat le plus brave, le héros qui meurt sur le champ de bataille. Ainsi va la tradition, dans les forêts de l’Irlande et les clans de l’Écosse ; ainsi va l’Edda (la grand’mère) dans les terres sauvages de la Scandinavie. Attila l’emmène avec lui jusqu’à Rome, l’implante à Tibur et au Colysée, et les hommes du Nord la font descendre dans les Gaules.

Et puis laissez passer ce torrent fougueux, laissez ce grand orage se calmer, l’esprit se développe, l’effort intellectuel devient plus sensible. L’histoire s’écrit déjà en vue des temps à venir : Grégoire de Tours veut nous dépeindre les mœurs des Francs, et le docte Éginard est fier de nous retracer la vie et les exploits de Karl le Grand. Puis vient le récit continu des faits, Joinville à la suite de saint Louis, et le naïf conteur Froissard ; et dans les abbayes, dans la cellule du bénédictin comme dans celle de l’augustin, on amasse des évènemens, on compile les vieux auteurs, on discute et l’on écrit. Avec toutes ces recherches laborieuses et ce travail d’érudition, l’histoire cependant n’a pas encore fait de grands progrès. C’est, dans les temps de calme, une œuvre embarrassée, traînante, trop lourde de faits et d’érudition. C’est, dans les temps de troubles religieux, comme il en arrivait si souvent au moyen-âge, une œuvre partiale et de peu de bonne foi. L’histoire s’adjoint à la lance et à la hache d’armes ; l’histoire arrive toute couverte de citations antiques, toute cuirassée d’argumens, toute bardée de syllogismes et de dilemmes, l’œil ardent et la tête haute ; toujours prête à se jeter dans la lice pour un mot du credo, pour un article des conciles. On ne comprend pas encore cette manière d’écrire l’histoire, large, majestueuse, faisant généreusement la part de chacun, et tenant d’une main ferme la balance, sans oser jeter injustement un grain de sable dans l’un ou l’autre bassin. Ce n’est pas le travail et le savoir qui manquent aux livres des bénédictins, mais ils n’offrent pas encore ce que nous demandons à l’histoire