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LETTRE POLITIQUE.

vous n’en saurez jamais à Paris. Quand un salon plaît, on s’y abandonne ; il y a une sorte de laisser-aller avec les esprits qui vous comprennent et les intelligences qui vous sourient. Pourrai-je recueillir tous mes souvenirs pour vous expliquer les causes réelles de celle démission que vous comprenez à peine en France ?

Ce dont je ne puis me rendre compte d’abord, c’est que vos journaux accablent d’injures le seul homme peut-être éminent que vous ayez dans votre pays. Nous sommes plus jaloux, chez nous, de nos réputations politiques : Pitt, Fox, Canning, vivement pressés par les opinions opposées dans des temps d’ardeur et de luttes, n’ont jamais été flétris de toutes les épithètes dont vous gratifiez le prince de Talleyrand. Les raisons qu’en donnent vos journaux sont singulières : M. de Talleyrand, dites-vous, est un homme sans foi, car il a trahi tous les gouvernemens ; il a même contribué à les renverser. J’avoue que vous autres Français, vous êtes bien susceptibles ; vous, le peuple à changemens, vous qui faites des dynasties en vingt-quatre heures, vous ne supportez pas les plus prévoyantes modifications dans les opinions des hommes d’état, et encore vous n’examinez pas si ces modifications se sont opérées dans l’esprit de ces hommes ou bien dans la politique et l’attitude morale des gouvernemens qu’ils servaient ! Suivons un peu cette carrière si remplie de M. de Talleyrand et jugeons-la avec la raison froide et tout historique. Le prince est entré dans le positif des affaires sous le directoire, car je n’appelle pas affaires les discours de l’Assemblée constituante, vagues déclamations de rhéteur. La constitution de l’an iii avait établi une espèce de système de modération et de pouvoirs pondérés : deux chambres, un directoire centralisant l’administration. M. de Talleyrand se rattache à cette combinaison et la sert avec dévouement. Le directoire tombe dans le mépris, il se perd dans l’opinion par mille turpitudes, par la faiblesse surtout de ses moyens ; il est là haletant en face d’une destinée inévitable. M. de Talleyrand palpe ce cadavre qui s’agite dans les convulsions ; à ses côtés, il voit poindre glorieusement la plus belle et la plus grande réputation des temps modernes ; le général Bonaparte arrive avec des idées d’ordre et de gouvernement : M. de Talleyrand seconde les tentatives du consul au 18 brumaire, s’associe à ses magnifiques projets de pacification. L’empire est constitué ; l’ambition grandit avec la victoire ; la conquête a ses folies : alors M. de Talleyrand se sépare d’un système qui force ses ressorts. Ce n’est pas lui qui change, mais le système qui ne va plus que sur l’aile de la fortune. Après des désastres inouis, arrive la restauration avec la paix, et M. de Talleyrand lui accorde ses services. Plus tard il les lui retire ; est-ce lui qui change ? ou est-ce la restauration qui, bravant les leçons de