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LETTRES D’UN ONCLE.

tion de quelques mois, tu lis si bien sur mon visage l’histoire des maux que j’ai soufferts ? D’où vient que tu me dis dès l’abord en me serrant la main : « Eh bien ! eh bien ! telle chose est arrivée, voilà ce que tu as fait, je comprends ce que tu as dans le cœur ? » Oh ! comme tu me racontes exactement alors les moindres détails de mon infortune ! Pauvres humains que nous sommes ! ces douleurs dont nous prenons tant d’emphase, et dont nous portons le fardeau avec tant d’orgueil, tous les connaissent, tous les ont subies : c’est comme le mal de dents ; chacun vous dit : — Je vous plains, cela fait grand mal ; — et tout est dit.

Triste, ô triste ! Mais l’amitié a cela de beau et de bienfaisant qu’elle s’inquiète et s’occupe de vos maux comme s’ils étaient uniques en leur espèce. Ô douce compassion, maternelle complaisance pour un enfant qui pleure et qui veut qu’on le plaigne ! Qu’il est suave de te trouver dans l’ame sérieuse et mûre d’un ancien ami ! Il sait tout, il est habitué à toucher vos plaies, et pourtant il ne se blase pas sur vos souffrances, et sa pitié se renouvelle sans cesse. Amitié ! amitié ! délices des cœurs que l’amour maltraite et abandonne, sœur généreuse qu’on néglige et qui pardonne toujours ! Oh ! je t’en prie, je t’en supplie, mon Paul, ne fais pas de moi un personnage tragique. Ne me dis pas qu’il y a de ma part une épouvantable vigueur à soutenir cette gaieté. Non, non, ce n’est pas un rôle, ce n’est pas une tâche, ce n’est pas même un calcul ; c’est un instinct et un besoin. La nature humaine ne veut pas ce qui lui nuit ; l’ame ne veut pas souffrir, le corps ne veut pas mourir, et c’est en face de la douleur la plus vraie, et de la maladie la plus sérieuse, que l’ame et le corps se mettent à nier et à fuir l’approche odieuse de la destruction. Il est des crises violentes où le suicide devient un besoin, une rage. C’est une certaine portion du cerveau qui souffre et s’atrophie physiquement. Mais que cette crise passe, la nature, la robuste nature, que Dieu a faite pour durer son temps, étend ses bras désolés et se rattache aux moindres brins d’herbe pour ne pas rouler dans sa fosse. En faisant la vie de l’homme si misérable, la Providence a bien su qu’il fallait donner à l’homme l’horreur de la mort. Et cela est le plus grand, le plus inexplicable des miracles qui concourent à la durée du genre humain, car quiconque verrait clairement ce qui est se donnerait la