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REVUE DES DEUX MONDES.

D’abord ce chant funeste et sourd qui roule dans l’orchestre et revient sans cesse avec le bruit des flots, vous pénètre et vous glace ; vous tremblez pour cette douce créature qui va mourir et se débat comme un oiseau dans le filet, sous la double harmonie de l’orchestre et de la tempête. L’orage se calme, Emilia rassure sa maîtresse, et quand s’est éteinte dans la nuit la voix du gondolier qui passe et laisse tomber deux vers d’une tristesse amère, quand la source des larmes est creusée, alors commence cette ravissante mélodie du saule. Desdemona s’endort dans son alcôve, et les sons légers de sa prière se sont à peine évanouis, que l’orchestre devient sombre et terrible. Une âpre ritournelle annonce l’entrée d’Othello. Mais, ô prodige ! quand il a posé sa lampe et son épée, et qu’il vient sur le devant de la scène, regardez, il est transfiguré. Ce n’est plus là un comédien frotté de noir, un vulgaire chanteur de grands airs de bravoure ; regardez, sous ce manteau brun voilà bien le Maure de Shakspeare ! Tout ce récitatif est poétique et sombre comme le monologue :


It is the cause, it is the cause, my soul,
Let me not name it to you, you chaste stars !
It is the cause…


Rossini en a vraiment rendu le sens profond et mystérieux. Dans l’école nouvelle, il est certains compositeurs qui s’imaginent avoir traduit une pensée lorsqu’ils ont écrit de la musique sous le texte littéral du poète. Imprudens, qui sans doute ignorent que dans cette alliance de deux arts il en est toujours un qui doit dominer l’autre, et ne s’aperçoivent pas que leur musique parasite est un obstacle à la poésie, un vêtement lourd et traînant, dont les plis l’embarrassent, et qu’elle aura jeté bientôt aux buissons du chemin. Avant de se manifester par le son ou la voix, la pensée poétique subit une transformation complète dans le cerveau du musicien ; et lorsqu’elle renaît au monde, qu’elle apparaît dans sa nouvelle nature, elle ne se révèle plus par la parole, il ne faut plus la chercher à la surface de l’harmonie : elle est au fond et rayonne comme une étoile de lumière sous le brouillard sonore qui l’enveloppe.

Maintenant si les jeunes amours de Roméo ne vous inspirent pas ;