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MUSIQUE DES DRAMES DE SHAKSPEARE.

Si c’est Juliette que vous suivez, recueillez-vous bien, écoutez cette harmonie ardente et triste, ce chant de passion et de mélancolie ; apprenez comment la pensée humaine se spiritualise en dépouillant la forme qui l’enveloppe ; comment la parole devient un son, un air, — ombra adorata, — et par quel mystérieux travail la fleur exhale son parfum : si c’est Titania, quelles vibrations nouvelles, quels magiques accords dans la nue ! Les rayons du soleil font tinter les clochettes des lis ; la cascade, la feuille, les blés, tout murmure, chante ou se plaint, et de ces voix diverses le vent du soir qui passe n’en fait qu’une. Ainsi parti de la poésie, vous arrivez insensiblement aux plus hautes extases de la musique. Alors, si vous êtes un homme, vous vous sentez heureux, vous jouissez tout seul et sans remords, votre poitrine se dilate à ces aspirations sonores dont vous n’avez point à rendre compte ; mais si, au contraire, pèse sur vous la responsabilité fatale du génie, si vous êtes Beethoven ou Weber, chaque vibration est un dard, chaque son une épine qui fait saigner votre front et le met en travail. C’est pourquoi s’il m’est permis d’employer ce mot dans son acception antique, j’appellerai Shakspeare un musicien, un musicien comme Pythagore et Platon.

Je n’hésite pas à le dire, l’homme de vingt ans que la mélodie agite et tourmente n’a que deux sources d’inspiration, la nature et Shakspeare.

Il est deux musiques bien distinctes, l’une incertaine et flottante, pleine d’abandon et de mélancolie, allant quelquefois au hasard, grande mer harmonieuse où passent bien des voix plaintives que nous connaissons tous, et que du rivage où nous sommes nous voudrions souvent interroger, comme Dante les colombes du purgatoire ; vaste horizon de flammes, où chacun voit ce qu’il rêve dans les plis du nuage empourpré. Celle-là s’inspire d’un sentiment vague et surtout des bruits de la nature. Beethoven s’assied dans la plaine humide et chante avec les fleurs et la cascade. La rosée alimente son fleuve d’harmonie. L’autre, animée et rapide, musique d’action, qui ne peut se perdre dans le ciel, étant toujours liée à la terre par quelque passion humaine, qui vit d’amour, de jalousie et de vengeance. À celle-là, pour condition première, il faut les caractères si profonds, si vrais, si parfaitement dessinés de Shakspeare.