Page:Revue des Deux Mondes - 1834 - tome 4.djvu/98

Cette page a été validée par deux contributeurs.
94
REVUE DES DEUX MONDES.

en effet. La côte est nue, et décrit un immense cercle de sable blanc, qui forme une ligne lumineuse quand les flots bruissent sous un ciel sombre. On peut marcher tout un jour sur ce rivage sans voir un être vivant ; quelquefois, à l’heure des basses marées, on rencontre un enfant, les pieds nus, qui s’avance sur la grève à mesure que le flot se retire, et s’enfuit en poussant de grands cris, poursuivi par les vagues, que repoussent brusquement les rochers du Calvados ; ou bien c’est une pauvre femme qui recueille des pulpes et des étoiles de mer qu’elle va porter à la ville. D’autres fois un chasse-marée démâté et brisé par les vents du nord, qui soufflent au terrible détroit de la Manche, apparaît tout à coup à quelque distance, renversé sur sa coque, et abandonné à tous les caprices des eaux. On le voit flotter quelque temps sur le côté et sur le dos, indolent comme une tortue endormie au soleil ; puis, tout à coup, le vent s’élève avec violence et l’emporte comme une flèche. Les pêcheurs ne vous parlent que de naufrages, et le soir, si le ciel est bleu et la mer bien unie, ils vous montrent trois branches qui sortent des eaux et qu’eux seuls distinguent. Ce sont les extrémités des mâts du grand vaisseau amiral qui gît dans la Fosse d’Espagne, et sur lesquels, disent-ils, les houriques et les mauves viennent s’abattre pour secouer l’humidité de leurs ailes. Le soir aussi quelquefois on aperçoit une lumière qui vacille sur la mer, et quelques pêcheurs qui la suivent des yeux avec inquiétude. Un des leurs s’est noyé en allant à la pêche, et ce fanal béni, et fixé sur un morceau de liège, s’arrêtera infailliblement à la place où le malheureux est submergé. Ainsi disposé, ce hameau semble moins fait pour un lieu de plaisir et de distraction que pour une retraite silencieuse et tranquille.

Dans l’été de 18…, la mode avait cependant réuni à Luc une société choisie. La révolution de juillet venait de disperser ce qu’on nomme le beau monde. Les malheurs de l’aristocratie étaient trop récens, elle ne pouvait encore se montrer au milieu des fêtes et des plaisirs de Bade, de Tœplitz et de Spa. La société bourgeoise, qui s’élevait déjà avec beaucoup d’éclat sur les débris de l’autre, avait envahi cette année-là les Pyrénées, Aix et Plombières ; Dieppe rappelait des souvenirs trop vifs. On s’était donc réfugié sur le mélancolique rivage de Luc. Des femmes qui relevaient encore par leur