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« J’ai reçu vos lettres avec le respect et l’affection qu’elles méritent, et j’y ai reconnu avec empressement et reconnaissance tout l’intérêt que vous prenez à mon rappel dans ma patrie. J’en ai été d’autant plus touché, qu’il est plus rare aux exilés de trouver des amis. Quant au contenu de ces lettres, j’y répondrai autrement peut-être que ne désire la faiblesse de quelques personnes ; mais je vous conjure affectueusement de ne point juger ma réponse, avant de l’avoir bien examinée.

« Je suis informé par les lettres de notre commun neveu, et de plusieurs autres amis, qu’en vertu d’une récente ordonnance du gouvernement florentin, relative à l’absolution des exilés, je puis, à condition de payer une certaine somme d’argent, et de subir la cérémonie de l’offrande, rentrer dès à présent à Florence.

« Il y a là, ô mon père, deux choses ridicules et peu sensées, peu sensées, dis-je, de la part de ceux qui me les ont mandées, car vos lettres, à vous, plus convenablement et plus sagement conçues, ne contiennent rien de pareil.

« Est-il généreux, dites-moi, de me rappeler dans ma patrie, à de pareilles conditions, après un exil de près de trois lustres ? Est-ce là ce qu’a mérité mon innocence manifeste à tous ? Est-ce là ce qui est dû à tant de veilles et de fatigues consacrées à l’étude ? Ah ! loin d’un homme familiarisé avec la philosophie, la stupide humilité de cœur qui le porterait à subir, en vaincu, la cérémonie de l’offrande, comme l’a fait certain prétendu savant, comme l’ont fait d’autres misérables ! Loin de l’homme accoutumé à prêcher la justice, et que l’on a dépouillé, la bassesse de porter son argent à ceux qui lui ont fait tort, les traitant comme des bienfaiteurs !

« Non, mon père, ce n’est pas là, pour moi, la voie de rentrer dans ma patrie. Si vous en avez déjà découvert, ou si quelqu’un par la suite en découvre quelque autre où je puisse conserver intacts mon honneur et mon renom, me voici prêt à y entrer à grands pas. Que si, pour retourner à Florence, il n’y a pas d’autre chemin que celui qui m’est ouvert, je ne retournerai point à Florence.

« Eh quoi ! ne puis-je pas partout contempler le soleil et les astres ? Ne puis-je pas me livrer partout à la douce recherche de la vérité ? Ai-je besoin, pour cela, d’aller perdre ma réputation, d’aller m’avilir dans la cité des Florentins ? Non, certes ! non pas même pour avoir du pain. »

La république florentine ne pardonna point à Dante la fierté avec laquelle il rejeta des offres qu’elle avait regardées comme une faveur. Cette république était alors sous la direction du roi de Naples, Robert, auquel elle s’était donnée pour cinq ans, immédiatement après la mort de l’em-