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REVUE DES DEUX MONDES.

chemin, vous entendrez une tyrolienne chantée dans les airs, et à cent pieds au-dessus de vous, suspendu sur le gouffre, vous apercevrez un paysan portant ses fruits, un chasseur son chamois, une femme son enfant, et vous les verrez venir à vous presque avec la même insouciance et la même vitesse que s’ils marchaient sur la pente gazonneuse de l’une de nos collines.

Willer me demanda si je voulais continuer ma route ascendante. Je le remerciai. Il se mit à rire. — Ce n’est rien du tout, me dit-il ; voilà une femme qui vient, vous allez la voir grimper.

En effet, une jeune fille arriva des bains en suivant notre route, et montant l’échelle que nous venions de quitter, parut bientôt sur l’étroit plateau où nous avions à peine place pour trois, puis continua son chemin sans autre précaution que de prendre par derrière le bas de sa robe, de le ramener par devant, et de l’attacher à sa ceinture avec une épingle de manière à s’en faire un pantalon au lieu d’une jupe.

Nous la regardions faire son ascension, quand un homme parut au haut de la quatrième échelle, descendant, tandis qu’elle montait. Cela devenait embarrassant ; il n’y avait point place pour deux sur une pareille route. — Comment vont-ils faire ? dis-je à Willer.

— Vous allez voir. — Effectivement il n’avait pas achevé que j’avais vu.

L’homme, avec une galanterie dont peu de nos dandies seraient capables en pareille circonstance, avait fait un demi-tour, et, passant à l’envers de l’échelle, descendait d’un côté pendant que la jeune fille gravissait de l’autre ; ils se rencontrèrent ainsi vers le milieu, échangèrent quelques paroles, et continuèrent leur route. C’était à ne pas y croire !

L’homme passa près de nous. Vous voyez bien ce gaillard-là, me dit Willer pendant qu’il s’éloignait.

— Eh bien ?

— Ce soir, à sept heures, il aura bu ses quatre bouteilles de vin, il sortira du cabaret ivre-mort, et tombera trente fois sur la route depuis les bains jusqu’à la première échelle, ce qui ne l’empêchera pas de traverser ce passage et d’arriver chez lui sans accident. Il y a dix ans que le coquin fait ce métier-là.