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IMPRESSIONS DE VOYAGES.

l’ouvrage sans perdre de temps, car cette belle jeune fille que vous voyez, que Dieu nous avait donnée avec un sourire, celle qui faisait notre joie dans le passé, notre bonheur dans le présent, notre espoir dans l’avenir : eh bien ! dans un mois elle sera morte !

Morte ! c’est-à-dire sans voix, sans haleine, sans regard, elle dont la voix est si harmonieuse, l’haleine si pure, le regard si doux.

Chaque jour, pendant un mois, nous verrons s’éteindre une étincelle de ses yeux, un son de sa bouche, un battement de son cœur ; puis, au bout de ce mois, malgré nos soins, nos peines, nos larmes, une heure viendra où ses yeux se fermeront, où sa bouche sera muette, où son cœur se glacera. Le corps sera cadavre ; celle que nous croyons notre fille sera la fille de la terre, et sa mère nous la redemandera…

Oh ! c’est une merveilleuse chose que la science qui peut ainsi prédire à l’homme une des plus atroces douleurs de l’humanité. Mais n’est-ce pas qu’on devrait bien tuer le médecin qui laisse tomber de ses lèvres de semblables paroles ?

J’avais fait trois quarts de lieue à peu près, si préoccupé du souvenir de cette jeune fille, que j’avais complètement oublié mon chemin et le but où il devait me conduire, lorsque Willer m’arrêta par le bras et me dit : Nous sommes arrivés.

En effet nous nous trouvions dans une espèce de grotte, ayant au-dessous de nous la cime d’un rocher perpendiculaire de huit cents pieds de haut, à la base duquel coule la Dala, et à notre gauche la première des six Échelles qui établissent une communication entre Louësche-les-Bains et le village d’Albinnen, dont les habitans seraient obligés de faire un détour de trois lieues pour venir au marché, s’ils n’avaient pratiqué cette route aérienne.

Il faut réellement voir ce passage si l’on veut se faire une idée de la merveilleuse hardiesse des habitans des Alpes. Après s’être couché à plat ventre, de peur du vertige, pour regarder à huit cents pieds au-dessous de soi les eaux écumantes de la Dala, il faut se relever, monter la première échelle, s’aider des mains et des pieds pour atteindre la saillie du roc sur laquelle pose la seconde ; et, arrivé à cette saillie, au moment où vous nierez à votre guide que jamais créature humaine puisse s’aventurer par un pareil